Livres hebdo, 1er octobre 2004, par Jean-Maurice de Montremy

Mort sur le Gange

L’Autrichien Josef Winker s’installe au bord du Gange près des bûchers funéraires. Il observe la mort, les passants, la ville. Un puissant poème en prose d’une grande force visuelle.

Après Naples, avec Cimetière des oranges amères (Verdier, 1998) puis les marchés de Rome, avec Natura morta (Verdier, 2003), Josef Winkler continue d’observer, son carnet de route à la main, la vie criarde, la mort et la pauvreté foisonnante. Le voici maintenant Sur la rive du Gange, là où sont les bûchers funéraires – là où l’on vient incinérer les morts, se purifier, marauder, vaquer à ses affaires tandis que le fleuve immense charrie cadavres et fleurs, survolé de vautours, de corbeaux ou d’oiseaux scintillants. Il y a des corps qui brasillent, des enfants qui jouent, des buffles qui paissent, du santal, de l’ordure, des linceuls synthétiques multicolores.

Le récit ne se détache pas pour autant de l’enfance de Josef Winder, né en 1953 dans une famille paysanne de Carinthie. Là-bas aussi, la rivière, la terre, les animaux, les rites et la mort hantaient le jeune garçon, ainsi que cette violence sourde de l’Autriche profonde, à la fois butée, brutale et baroque. Ce fond autrichien transparaît par des souvenirs ou des rêves qui se mêlent fugitivement à la description rigoureuse, précise et obsessionnelle de l’observateur.

Quelques brèves citations poétiques (André du Bouchet, Hans Henny Jahn, Emily Dickinson) ponctuent par endroits l’enchaînement des séquences. On n’est pas loin du poème en prose même si le ton est bien celui du journal ou du carnet de route. Inlassablement, le cri des porteurs de cadavres ponctue l’observation : « Ram Nam saiya hail » – ils sont toujours quatre, portant toujours la dépouille sur une échelle en bambou, comptant sept degrés. Inlassablement, ils remettent les corps aux domras, chargés d’entretenir les bûchers à partir de brandons pris au « feu éternel ». Lorsqu’il s’agit d’un enfant, on lie le corps sur une pierre plate et on le fait couler au fond du Gange. C’est, inlassablement, le contraste entre le rituel, les guirlandes, les couleurs et la routine des domras qui tisonnent les bûches et les corps calcinés. Ceux-ci sont décrits avec une exactitude méticuleuse, comme jadis dans certaines danses macabres ou certaines vanités.

Pendant qu’officient les domras, les fidèles poursuivent leurs ablutions dans le fleuve sacré. Tout autour, les commerces, les larcins, les sourires, les colères tournoient comme si de rien n’était. Le regard de l’observateur s’attache avec un désir mêlé de répulsion au corps de certains adolescents qui jouent près du fleuve, et qui parfois le provoquent. Reviennent de nouveau le cri des porteurs de cadavres, le tisonnage des bras, des crânes ou des entrailles. Et les splendeurs du Gange, parfois putride, parfois sublime.

Ce texte impressionnant paru en 1996 à Francfort fait l’objet d’une très belle traduction d’Éric Dortu qui en respecte la densité, l’ironie sombre et les touches de délicatesse, voire d’impressionnisme. Un seul regret, minime : qu’on n’ait pas traduit le poème final d’Emily Dickinson. Car il indique la perspective spirituelle de l’oeuvre – et l’anglais de Dickinson n’est pas facile d’accès…