La Quinzaine littéraire, 1er mai 2003, par Anne Thébaud
Composition romaine
À la façon des maîtres anciens qui composaient des natures mortes et autres scènes de genre, Josef Winkler s’attache ici à décrire l’activité du marché de la piazza Vittorio, près de la gare Termini à Rome.
Les petits trafics en tous genres des Tsiganes côtoient le commerce des bouchers, poissonniers, volaillers et marchands des quatre saisons. L’effervescence est sujet d’émulation. Avec une précision qui donne aux descriptions une acuité hallucinante comparable aux scènes déjà présentes dans Cimetière des oranges amères, le narrateur note la couleur et le motif des vêtements, le sujet des tatouages et des affiches publicitaires, les slogans des camelots, la forme des mascottes, la façon de tuer, de découper et de vider les animaux. Les déchets et les produits avariés s’accumulent derrière les stands. Les nécessiteux font partie du paysage, ramassent les restes ou marchandent un morceau au rabais.
Pour que les touristes puissent pénétrer dans l’enceinte du Vatican les jambes couvertes, les boutiques de bondieuseries vendent des pantalons de papier imprimé, ainsi créent une activité comparable à celle du marché. Les jeunes Romains, vendeurs au marché, croisent les touristes, les nonnes et les émigrés. Le narrateur insiste sur le désir que véhiculent gestes et regards. Code implicite et savant de la drague ou simple émoi capturé au passage dans l’échancrure d’un short, les poils dépassant d’une aisselle.
Parmi les personnages identifiés du marché de la piazza Vittorio ou de la place Saint-Pierre, figure Piccoletto, marchand de poissons et fils de la marchande de figues fraîches. Il représente la jeunesse dans toute sa vitalité. En bus ou à vélomoteur, l’adolescent sillonne la ville, va et vient. C’est en plein milieu du marché qu’il est fauché par une voiture de pompiers. Frocio symbolise le père éploré, égaré, qui recueille dans ses bras le fils que son affection avait élu. Il erre aux abords du parc ou du cimetière comme un chien enragé, inconsolable. La scène extraite de la vie courante prend des allures de tragédie. Comme souvent dans l’univers de Josef Winkler, la vie dans son exubérance est promise à la mort. Piccoletto va rejoindre la liste des jeunes amants qui se sont suicidés, pendus ou noyés à Kamering, dans le village natal d’Autriche où les préjugés contre l’homosexualité portaient les jeunes gens au désespoir.
Le précédent roman de Josef Winkler, Quand l’heure viendra, présentait déjà une forme très aboutie et une prose d’une extrême densité. De façon radicale et exhaustive, le narrateur établissait la liste des disparus du village de Kamering : accidentés de la route, victimes du cancer, etc. Des répétitions donnaient au récit une résonance résolument litanique. Natura morta vient compléter ce travail sur la langue et la composition romanesque. Une même densité d’écriture caractérise les deux récits. Dans Natura morta, les touches de couleur donnent aux scènes évoquées une vraie présence picturale, acuité visuelle qui n’est pas sans prise de distance avec les sujets observés, comme si le romancier, dans sa volonté de fournir au lecteur des instantanés de la vie du marché, acceptait que le goût du détail capturé, exacerbé, figeât sa composition avant même que la mort ne vienne interrompre définitivement le cours de la vie. L’omniprésence des déchets, de la nourriture déjà avariée, des légumes pourris, mis au rebut annonce ce passage accéléré de la vie à la mort. Comme dans les tableaux anciens, les mouches sont à pied d’œuvre, dans le processus de putréfaction des chairs. Seule la perfection formelle – le glacis des anciennes natures mortes comme ici l’excellence de l’écriture – suspend l’altération des choses.