Universalis, 2009, par Nicole Bary

Dans le discours prononcé à Darmstadt à l’occasion de la remise du prix Büchner en 2008, Josef Winder, né en 1953 en Autriche, raconte que sa toute première rencontre avec les livres se produisit lorsqu’il avait une dizaine d’années et qu’elle fit naître en lui un besoin de lecture si impérieux qu’il l’incita à dérober à son père – redoutable et redouté – l’argent que ce dernier lui refusait. Le jeune garçon découvrit ainsi La Peste, puis les autres livres de Camus, les existentialistes français, Soljénitsyne, Hans Henny Jahnn et surtout Jean Genet (qui lui a appris, dit-il, à faire passer sa rébellion dans l’écriture et auquel il a consacré un livre, Das Zöglingsheft des Jean Genet [Le Cahier d’écolier de J.G.], 1992), et Julien Green, dont les restes reposent dans la ville de Klagenfurt, proche du village natal de Winkler.

Un cri de révolte

Rien ne semblait prédisposer ce fils de paysans d’une bourgade retirée de Carinthie, dans le sud de l’Autriche, à devenir l’un des plus importants écrivains de sa génération. Rien si ce n’est le besoin impérieux de faire éclater le cadre étroit d’une éducation étouffante, soumise aux archaïsmes mortifères d’une famille conservatrice, d’un catholicisme castrateur, et d’un village, Kamering, reconstruit en forme de croix après avoir été réduit en cendres en 1897. Un siècle plus tard, le village tout entier porte et expie encore la faute. C’est dans ce climat sacrificiel que grandit le jeune Winkler. Quelques années plus tard un événement tragique – le suicide de deux jeunes garçons à qui l’on refuse le droit de s’aimer – le bouleverse profondément. Il commence à tenir un journal, écrit un premier récit (publié dans la revue Manuskripte), dont il reprendra et développera le thème dans son premier roman, Menschenkind (L’Enfant, 1979).

Winkler publie dans la foulée Der Ackermann aus Kärnten (Le Paysan de Carinthie) et, en 1992, Muttersprache (Langue maternelle, 2008). Avec ce dernier roman, il achève la trilogie réunie ultérieurement sous le titre Das wilde Kärnten (La Carinthie sauvage). Ces trois romans sont un cri douloureux de haine et de souffrance, mais aussi de rébellion salvatrice contre la violence de l’autorité patriarcale, contre l’Église catholique castratrice, contre la répression dont les deux jeunes suicidés de Kamering ont fait l’objet, enfin contre toutes les formes de répression. Ils s’articulent autour des trois pôles constitutifs de la famille – l’enfant (Menschenkind), le père (Der Ackermann von Kärnten), la mère (Muttersprache). Très fortement autobiographiques, ils révèlent déjà toute l’esthétique de Winkler : un verbe cru, une écriture foisonnante, baroque, débridée, obsessionnelle et qui ne craint ni le morbide ni le scandale, une rhétorique du ressassement. Les livres font scandale, son père interdit à Winkler de revenir au village et, le moment venu, d’assister à ses funérailles. L’écrivain puise dans son enfance douloureuse la matière de plusieurs autres romans : Der Leibeigene, 1987 [Le Serf, 1993] ; Wenn es soweit ist, 1998 [Quand l’heure viendra, 2000]. L’écriture libère tout en ravivant les blessures.

Une fascination pour la religiosité

Taraudé par le sentiment de culpabilité que lui a insufflé le catholicisme de son enfance, littéralement possédé par une passion conflictuelle pour le religieux, Josef Winkler a cherché et trouvé d’autres lieux – Rome (Friedhof der bitteren Orangen, 1990 [Le Cimetière des oranges amères, 1998]) et Bénarès (Domra, 1996 [Sur la rive du Gange, 2004]), mais aussi Mexico – où observer la religiosité des populations qui y affluent pour nourrir et exprimer leur mysticisme. Ces voyages marquent un tournant dans son œuvre. À Rome, l’ombre tutélaire des grands maîtres italiens l’incite à peindre, mais avec des mots, des scènes où se mêlent ferveur religieuse et quotidienneté de la vie et de la mort (Natura morta, 2001, 2003).

Dans les œuvres publiées depuis les années 2000, l’écriture de Winkler devient plus picturale, plus plastique, tout en gardant son foisonnement baroque et sa morbidité. Ce ne sont plus seulement les émotions de l’écrivain qui la nourrissent, mais celles dont il est le témoin, et qu’il observe sur ceux qui vénèrent les saints à Rome ou assistent aux crémations au bord du Gange. Dans un récit récent, Roppongi (2009), un requiem en mémoire de son père mort pendant que Winkler était au lapon, il jette un pont entre l’ailleurs et l’origine, entre les observations glanées au cours des voyages et les émotions conflictuelles et contradictoires qui le relient à sa Carinthie natale. Les citations de La Ballade de Narayama de Fukazawa, qui précèdent chaque partie du texte, accompagnent de leurs images l’écriture de Winkler et mettent en miroir les cultes de la mort occidentaux et extrême-orientaux.