Aujourd’hui poème, novembre 2006, par Jean-Luc Despax
Hofmannsthal : la poésie par tous les moyens
Un écrivain prometteur, Lord Chandos, jeune aristocrate anglais de la société élisabéthaine, renonce à la poésie ! Il s’en ouvre dans une lettre à Francis Bacon de Verulam. Il renie ses livres passés, parce qu’il ne comprend plus la langue qu’il y avait empruntée. Ses projets lui tombent des mains, notamment un, philosophique, qui visait à mieux se connaître soi-même. La tradition lui semble une farce. Les maximes et la rhétorique de jolis tours qui ne sauraient concerner sa vie personnelle. Tout l’intéressait, il n’y avait pas de sujet mineur en un monde où tout est lié, et sans doute tout l’intéresse encore, mais il s’avère que le langage est incapable de traduire quoi que ce soit. Les mots lui font défaut, notamment abstraits, ils lui laissent un goût de champignons pourris dans la bouche. Il ne peut plus punir sa fille, puisqu’il faudrait user d’un vocabulaire moral. Les choses et les situations sont prégnantes, mais ne sauraient être rendues par des concepts. Ni par le bavardage. Elles restent muettes. Délivrant l’extase dans la force de leur évidence, elles condamnent le futur ex-écrivain à l’ineffable. Il se sent ridicule d’avoir à envisager de l’expliquer. Dans l’acuité de sa perception du monde, il est capable de vivre simultanément une promenade à cheval et l’atroce agonie de rats empoisonnés qu’il a laissés expirant dans une cave. Capable de communier avec la souffrance d’autrui, il ne veut plus se souvenir comment l’on communique.
La Lettre de Lord Chandos, écrite par Hugo von Hofmannsthal en 1902, fonde, au tournant d’un siècle, la modernité poétique. Si la poésie ne peut rendre le monde, changer le monde, s’insérer dans le monde sans être autre chose qu’un appareillage rythmique, ne vaut-il pas mieux cesser d’en écrire ? Certes du texte est ici produit pour expliquer l’impossibilité du texte et il serait par ailleurs naïf de confondre l’écrivain autrichien avec son double de papier. Pourtant, la Lettre traduit une crise personnelle qui n’est pas simulée. Le génie, précoce et fulgurant, a produit un corpus poétique sur une période courte : 150 poèmes entre seize et vingt-cinq ans. Hofmannsthal choisit en effet, au tournant des années 1900-1901, de ne plus écrire de poésie. Mais ce Rimbaud continue d’écrire, selon des modalités contournant les écueils du mutisme et de la folie. L’amour absolu de la poésie impliquait qu’il recherchât l’absolu ailleurs que dans la poésie. Ce parcours passionnant, Jean-Yves Masson le donne à lire : Hofmannsthal, renoncement et métamorphose, livre qui accompagne, dans la nouvelle collection de poche des éditions Verdier, l’édition complète des poèmes. Voici traduits, sous le beau titre Le Lien d’ombre, les poèmes sélectionnés et sévèrement agencés par Hofmannsthal lui-même, ceux publiés seulement en revue et enfin les poèmes posthumes. La thèse principale de Jean-Yves Masson est que les enjeux théoriques et existentiels de ce renoncement à la poésie sont déjà en creux, en germe dans les poèmes. L’extrême érudition de l’essai, dans une langue toujours accessible, rapproche le lecteur de la blessure béante, des doutes et des souffrances d’un créateur hypersensible qui, à se battre contre les problèmes, à refonder sa vie au moment de donner de nouvelles directions à son œuvre, prouve que la poésie, qui a tout à voir avec l’éthique, peut envisager sa propre disparition si le sujet de son énonciation meurt d’un profond désarroi, si elle ne parvient plus à participer à un monde qui ne la mérite pas. À moins que ce ne soit l’inverse, que les automatismes de la métrique n’aient plus aucune prise sur la vie, sur les gens, sur la société, sur l’œuvre commune. Ces deux livres permettront au lecteur français de découvrir un homme pudique, de mieux comprendre un poète, d’admettre que la poésie ne relève d’aucune recette. « Il fallait qu’un poète, au début du XXe siècle, courût le risque de renoncer volontairement à la poésie pour qu’apparussent pleinement les enjeux de cet acte de langage et de conscience que l’on nomme un poème. »
Le jeune Viennois (il a vingt-six ans en 1890) s’est ouvert, avec ses pairs, au symbolisme, à l’art pour l’art, aux parfums entêtants du décadentisme fin de siècle. Une certaine morbidité s’exhale par exemple de ces quelques « Instants vécus » : « […] Et je savais, / Bien que ne pouvant le comprendre, je le savais cependant / Cela, c’était la mort. La mort devenue musique, /Animée d’une nostalgie puissante, suave, sombre et brillante, / Parente de la mélancolie la plus profonde. » Coller à l’avant-garde ne conduit pas à renier le passé. C’est l’héritier des auteurs antiques. Platonisme et néo-platonisme l’ont conduit très jeune à revendiquer la notion de préexistence. L’âme préexiste au corps, la réminiscence l’emporte sur l’expérience dans la compréhension des faits. Pour qui s’essaye à l’intelligence de l’univers, le chaos éventuel ne saurait cacher que tout est lié dans le Grand Tout, que tout fait signe vers tout. « Des oiseaux silencieux passent dans un bruit d’ailes… / Et nous tremblons d’effroi à sentir notre parenté / Avec des forces inconnues de l’univers » est-il écrit dans le « Sonnet de l’âme ». Hofmannsthal est aussi l’héritier du romantisme, aux conditions esthétiques de l’Autriche catholique. Célébrer la nature dans les poèmes revient à célébrer le poème de Dieu, sans s’embarrasser de l’approche philosophique et scientifique allemande, qui vise à déterminer les marges d’action de l’homme. « Qu’est-ce que le monde ? Un poème éternel, / D’où l’Esprit de la Divinité rayonne et brille ; / […] Et dusses-tu passer tout ton temps à le lire, / Un livre dont tu ne mesureras, de toute ta vie, la profondeur. » Dans « Un rêve de haute magie », les pouvoirs du poète semblent infinis : « Comme en rêve, il sentait la destinée de tous les hommes / Exactement comme les membres de son corps./Rien ne lui était proche ni lointain, rien ni petit ni grand. » Gare à la démesure, cependant. Célébrant la perfection du monde créée par un Dieu d’amour, le poème pourrait n’être qu’un objet de langage, ne pas s’intégrer de ce fait à l’ordre du cosmos. Il pourrait être vain dans sa perfection formelle même. N’exister que pour lui seul. Pour objet sonore, n’être l’écho de nul autre objet. Le romantisme fait de la musique avec tout, mais à qui s’adresse in fine cette musique ? Dire s’accompagne d’une forte angoisse qui plus est. Il faut conquérir chaque mot sur les milliers de morts qui les ont déjà prononcés. Le rythme, le corps, le souffle de la diction ne suffiront pas à les tenir en retrait, ces morts. Les ancêtres qui vivent encore en nous, sont autant liés que nos propres cheveux. Resterait l’usure que les contemporains font subir au lexique. L’équation serait trop simple si elle n’avait pour inconnue que le rapport de l’homme au langage. Il y a une crise du sujet Hofmannsthal. S’il soutient l’héritage culturel de l’Empire, c’est pour entériner une assimilation, une acculturation. La famille a été anoblie en 1839. Le grand-père, juif, s’était converti au catholicisme pour épouser une aristocrate milanaise. La mère du poète est dépressive, les signes de santé sont du côté du père. Or, Hofmannsthal trahit la filiation en ne voulant pas interroger plus le destin de son aïeul. Aristocrate il sera grâce à lui, même si la famille est ruinée et que la dépression maternelle en découle. D’autant plus aristocrate qu’il conteste l’argent et ses vulgarités. « À vendre ! tout à vendre ! à vendre ! et jusqu’à l’honneur même, / En échange d’un simulacre, d’une part de droits rêvés », peut-on trouver dans « Vers écrits sur un billet de banque ». À supposer que la hiérarchie sociale soit un reflet de la hiérarchie cosmique, il n’en déduit pas pour autant, loin s’en faut, que le poète occupe la moindre position de surplomb, ni qu’il soit un guide. De quelle époque serait-il le guide ? Il ne tolère pas que l’Empire ait réprimé l’élan libéral de 1848. Les temps sont bien mornes. À quoi bon fréquenter le style dans une époque qui en est désespérément dépourvue ?
La dépression qui guette le sujet au risque de le faire voler en éclats ne saurait relever d’un complexe social. C’est le malaise d’une homosexualité qui, à l’inverse d’un Stefan George, ne s’assume pas. La féminité est étouffante, castratrice. Dans « Le jeune homme et l’araignée », celle-ci étreint le corps d’un petit animal : « […] Endurer des douleurs, infliger des douleurs. / Maintenant je sens dans un frisson quelque chose m’entourer, / Cela s’élève et se dresse jusqu’aux étoiles là-haut, / Et maintenant je sais son nom : la vie. » Celles qui portent et donnent la vie vous étouffent, vous condamnent, comme dans « L’un et l’autre », à prétendre à la fusion, à coexister en fait, alors que l’impossibilité de la communication en amour est avérée. Les poèmes appelant à une présence érotique restent volontairement dans l’indécision de la description et laissent plus qu’une possibilité de fantasme homoérotique. Le poème « Un jeune garçon » tait le nom de Narcisse, même si la métamorphose de celui-ci a lieu parce qu’il a reconnu sa propre beauté. Les poèmes du désir s’accompagnent d’une terrible culpabilité. Dans un texte posthume, « Ballade de l’enfant malade », recopié dans une lettre à Richard Beer-Hofmann, l’enfant s’exprime ainsi « Mère, mère, chasse ce garçon étranger, / Cette braise me consume et mon corps se dessèche. / Son sourire me serre le cœur, il me tend / La coupe de vin, et ce vin est lourd et brûlant ! » Le poète, lui, ne passe pas aux aveux. En fait il abandonne la poésie au moment précis où elle pourrait accumuler trop d’indices. « Ton visage » manifeste l’égarement dans le monde du reflet. Le visage évoque des souvenirs de paysages, surtout suscite le trouble : « Comme tout revenait ! Car à toutes ces choses / Et à leur beauté – qui était infertile / Je me livrais entièrement dans une ardente nostalgie, / Comme à présent pour contempler ta chevelure / Et cet éclat qui brille entre tes paupières. » Le dernier poème d’un point de vue chronologique, « Avant le jour », décrit un adolescent qui a perdu sa virginité et rentre chez lui comme un voleur. Ce n’est pas l’ordre chronologique qu’a choisi Hofmannsthal lors de l’élaboration de son recueil. En soi c’est un symptôme. Le jeune homme avait beau avoir quitté le lit d’une femme, son reflet dans la glace lui a dit qu’il est comme « Devant cet étranger blême au visage défait, / Comme si celui-là même cette nuit avait / Assassiné le bon garçon qu’il était / Et venait à présent se laver les mains/ Dans la cuvette de sa victime, comme par provocation… » Hofmannsthal s’y connaît en miroirs insoutenables. Il se trouve que sa poésie en est un redoutable. Au moment où, malgré sa maîtrise de professionnel, elle conduirait au bord des aveux, il faut l’abandonner, décider de se marier et d’avoir des enfants. Il s’éloigne des rives dangereuses de l’esthétique pour franchir un cap éthique.
Non qu’il se réinvente radicalement en tant qu’écrivain, le poète pratiquait dès le début d’autres genres. L’homme de théâtre (Électre, l’incorruptible), le conteur (La Femme sans ombre, le Conte de la 672e nuit), le romancier d’Andreas, le librettiste attitré de Richard Strauss (Le Chevalier à la rose, Ariane à Naxos) toutes les facettes d’un écrivain complet somment son écriture d’aller à la rencontre du public. Les notions de bien et de mal sont méthodiquement explorées, loin des jeux dangereux du lien d’ombre poétique. L’impératrice de La femme sans ombre n’en reçoit une que lorsqu’elle est capable de faire la preuve de sa générosité. Les personnages des poèmes se perdaient dans les reflets stériles de la beauté. Il s’agit d’envisager autrui cette fois, loin des impasses du Moi. La Première guerre mondiale le marque profondément. Lorsque l’Empire s’écroule, il se convainc qu’il faut réaliser l’unité supranationale sur un plan politique. Relancer l’Europe en commençant par la culture. Le théâtre baroque de Calderon, par exemple, interroge sur les planches, et non sur un théâtre mental et énervé, la place de l’homme dans le monde. Quand bien même serait-ce pour fuir une vérité intime, Hofmannsthal retrouve, dans ses projets de « révolution conservatrice », le goût de communiquer. De diffuser toutes les formes de paroles, dans un souci de véridicité qu’on dirait aujourd’hui linguistique et sociologique. Il fait, dans la Bibliothèque autrichienne qu’il a lancée, une place aux textes non littéraires : des recueils de dictons, des codes de corporations artisanales, des lettres privées, refusant de sacraliser la littérature en donnant un espace nouveau au poème. Poème au sens large. La poésie aurait divorcé de la littérature. Voilà qui était très en avance sur son temps, quand bien même une mort précoce frappe l’auteur dramatique en 1929. Comme l’écrit Jean-Yves Masson, Hofmannsthal a « contribué à poser décisivement, au tournant du XXe siècle, les grandes questions qui sont encore celles de la poésie cent ans après lui : comment, avec des mots anciens, dire l’inouï, le jamais vu ? et comment rendre accessible l’expérience la plus intime dans un langage partagé avec autrui ? Jusque dans son renoncement à la poésie, sa grandeur est de n’a voir jamais trahi ces questions qui fondent (et l’expression n’est paradoxale qu’en apparence) sa durable modernité. »