Centre national du livre, 25 septembre 2008, par Laurent Cassagnau
Note de lecture
Troisième volume de la trilogie intitulée La Carinthie sauvage, Langue maternelle de Josef Winkler est un véritable exercice d’exorcisme, une entreprise sans cesse renouvelée de production et d’évacuation d’images obsédantes, à travers lequel se dessine l’enfance d’un fils de paysans autrichiens dans les années 1950. « Si seulement je pouvais m’ouvrir la tête comme un chirurgien et en extirper toutes les images qui se barricadent sous mon cuir chevelu, m’en souvenir pour faire du feu jusqu’à perdre le souvenir de père et mère, de mon enfance et de ma jeunesse, de Hanspeter, de Jakob et Robert, les trois crucifiés de mon village, je ne veux plus me souvenir de rien, je veux me débarrasser de tout, de tout. » (p. 125-126)
Dans ce texte, en apparence éclaté, mais soutenu par un réseau serré de motifs, qui tourne résolument le dos à la chronologie d’une autobiographie raisonnée, souvenirs d’enfance, visions hallucinées, cauchemars, images tirées de lectures ou de films se mêlent et se répondent pour former le récit d’une catharsis ou, pour reprendre le titre d’un roman de Thomas Bernhard, d’une « extinction » de ce feu dévorant qu’alimente la mémoire. Survivre à ce monde consiste pour Josef Winkler à « parler de ce dont on ne parle pas » (p. 213) dans ce village incendié au XIXe siècle par des enfants et reconstruit en forme de croix en signe d’expiation. C’est précisément pour accomplir cette mission que Winkler est en quête d’une langue tournée vers la mort et la sexualité.
En effet, la mort est omniprésente dans ce livre : mort obsédante de Jakob et Robert, deux jeunes amants qui se sont pendus pour échapper aux railleries des villageois, suicide de tous les naufragés, victimes de la pesanteur de la religion et de la cruauté de ce monde alpin, mort par pendaison dans les westerns que Seppl (Josef) découvre en même temps que la littérature, mort sans cesse fantasmée par le jeune homme s’imaginant en crucifié ou en fœtus mort. Par ailleurs, la représentation de la mort est indissociable de la sexualité sous la forme de la transgression de la limite qui sépare les sexes ou les vivants et les morts : Winkler est fasciné par les artefacts qui imitent la figure humaine – poupées d’enfant, poupées gonflables, mannequins de magasins de mode, masques mortuaires. L’inversion des identités, des sexes et des points de vue (intérieur/extérieur, masculin/féminin, vivant/mort, père/fils) lui permet d’alterner les perspectives et de parler, en termes très crus et sans aucune concession, de l’essentiel : la puissance du désir sexuel, l’inhumanité des hommes, la mort des animaux, la souffrance des créatures méprisées, qu’elles soient animées ou non. Spectateur du défilé des images que le narrateur enregistre avec sa « tête-caméra » et projette sur l’écran de la page, le lecteur est confronté au paradoxe d’une écriture qui produit une foule d’images dans l’espoir d’épuiser le trop-plein d’images-souvenirs traumatisantes, paradoxe également d’un sujet qui ne peut vivre qu’en affrontant, encore et toujours, la pensée de la mort, de l’autodestruction, de la putréfaction : « Si je pouvais me dévorer vivant je commencerais par les doigts afin de ne plus pouvoir écrire, mais de mes phalanges tranchées pousseraient dix porte-plume que je tremperais dans l’encre noire. » (p. 237). C’est donc à une incessante mort et résurrection dans l’écriture que nous assistons : vivre, c’est écrire, les yeux rivés vers la mort, c’est mettre en scène sa propre mort et participer à celle des autres.
Cette souffrance masochiste, on l’aura deviné, ne connaît pas de rédemption, elle est indissociable de l’écriture, toujours recommencée, à l’instar de ces images obsessionnelles qui reviennent, à l’identique et dans la variation : images d’animaux ou d’êtres humains morts dont on prend le masque mortuaire, processions funéraires où les villageois marchent sur le village-crucifix, c’est-à-dire sur le corps du Christ, corps meurtris, entaillés, mutilés.
Si sont réunis ici les éléments d’une esthétique homosexuelle – le motif de Saint Sébastien, les références à Jean Genet, Hubert Fichte et, Pier Paolo Pasolini, le jeu entre être et paraître, l’attention portée à la description des corps, l’empathie avec les animaux sacrifiés que l’on retrouvera dans l’évocation d’un marché de Rome dans Natura morta – ce livre ne saurait être réduit à cette dimension, de même qu’il est très éloigné de toute littérature du terroir malgré les évocations précises du travail agricole dans une ferme de Carinthie. C’est un livre du ressassement qui par la force et la violence de ses images dérange autant qu’il fascine.