La Liberté, 11 mai 2013, par Alain Favarger
Josef Winkler, le fils maudit
Requiem. Entre le vieux laboureur de Carinthie, mort quasi centenaire, et son fils écrivain, la cérémonie des adieux ne pouvait passer que par le livre et les cimes du langage.
Auteur d’une œuvre dont la densité exige du lecteur la plus haute attention, Josef Winkler est né en 1953 dans une famille paysanne de la région de Klagenfurt. Une sœur aînée, trois frères, l’amidon de l’Autriche catholique et conservatrice, voilà, entre vaches et étable, un cadre de vie peu propice en apparence pour devenir écrivain. Exception dans ce décor de vallées et de montagnes, le jeune Josef sera piocheur dans la terre des mots. Bâtisseur d’un univers intérieur puisant à même les interrogations les plus communes et les plus essentielles.
Dans ce magma de mots, la figure du père occupe une place centrale. Comme un pivot à partir duquel tout se détermine selon une dialectique de fuite et de retour. Couronné en 2008 par le Prix Büchner pour l’ensemble de son œuvre, Josef Winkler a été cet enfant prodigue qui, de livre en livre, n’a cessé de prendre la tangente, vers l’Inde, l’Italie ou le Japon pour mieux revenir au point de départ retrouver ses marques, chercher les raisons d’un apaisement.
Interdit d’enterrement
Il faut dire que le père, agacé par l’image romanesque donnée par son rejeton de leur âpre milieu d’origine, en particulier par le récit des mésaventures d’un voisin, lui avait intimé l’ordre de s’abstenir de venir à son enterrement, interdit sec et net, qui sera respecté le jour J par le banni, d’autant que ce dernier se trouve alors au Japon avec femme et enfants pour un cycle de lectures organisé par l’ambassade d’Autriche. Le voyageur reviendra après coup entonner son requiem, devenu le texte que l’on découvre aujourd’hui dans sa version française, six ans après sa sortie en allemand chez Suhrkamp.
En onze étapes ou chapitres d’un intense retour sur soi, l’écrivain accomplit un vrai parcours de deuil initiatique. Le livre fait alterner le portrait du père et la chronique des escapades de son fils, moins la plus récente au Japon que les multiples plongées de l’auteur dans l’Inde mystérieuse. Celles-ci, qui avaient déjà fourni la matière d’un des romans les plus incisifs de Josef Winkler, Sur la rive du Gange (Verdier, 2004), sont ici reprises et condensées en une suite non moins ensorcelante.
Ainsi deux volets composent cette manière de diptyque. D’un côté, le milieu familial, la ferme à Kamering, le temps immobile, la rudesse du père. Un homme qui n’aurait jamais voyagé sans la guerre l’ayant entraîné aux Pays-Bas, en France et en Angleterre où il fut captif. De l’autre, l’Inde, où Kristina, la compagne de l’auteur-narrateur, a passé une partie de son enfance avec quelques centaines d’Allemands ayant participé à l’édification d’une aciérie ultramoderne, dans l’État d’Orissa. Cette Inde, sillonnée à maintes reprises par Josef Winkler et Kristina, finit par se focaliser à Bénarès. Lieu de toutes les fascinations pour l’écrivain observant, carnet et stylo en main, les rites de crémation au bord du Gange.
Tout le livre fonctionne sur cet aller et retour. D’un côté, l’évocation de la Carinthie natale, de la famille, des parents, frères et sœur, des grands-parents, figures hiératiques d’une époque révolue. Sur cette tribu l’histoire a laissé ses stigmates, comme sur la grand-mère maternelle, morte de chagrin d’avoir perdu ses trois fils à la guerre.
L’âme délivrée
D’autres tiraillements ont déchiré le tissu familial. Et le récit de se faire l’écho de l’aigreur du narrateur envers l’un de ses frères et l’épouse de ce dernier. Goitreux, alcooliques ou tel oncle, ancien SS, jurant ses grands dieux n’avoir rien fait du tout, vissé sur le siège d’un bureau à Nuremberg, traversent aussi ce tableau d’un monde rural apparemment immuable. Le tout décrit avec un luxe de détails et de précisions, en particulier dans l’approche des rites funéraires. Avec, en arrière-plan, le souvenir obsédant pour le père d’un cercueil jadis volé dans une chapelle et jeté à la rivière. Miroir des sourdes haines et rivalités intestines tapies au cœur des campagnes.
À l’opposé, l’attirance obsessionnelle de l’auteur pour les funérailles indiennes apparaît comme la recherche d’un antidote. Une quête de catharsis tant la peinture de l’écrivain est précise et sidérante de réalisme. À l’ensevelissement du père se superposent les bûchers de Bénarès, le ballet des défunts convoyés par les moyens de locomotion les plus divers (cars, charrettes, remorques de tracteur, rickshaws) vers les lieux de crémation. Jusqu’au rite final du crâne éclaté en fin de crémation quand l’âme du disparu peut s’échapper, délivrée de la servitude du corps. Et c’est comme si, par sa peinture quasi dantesque des cérémonies indiennes, l’auteur trouvait les lignes d’une réconciliation avec son propre père, libéré par les fils de l’écriture du poids de sa propre vie.