La Libre Belgique, 12 janvier 2007, par Jacques Franck
Un petit livre peut être un grand livre. Un livre en format de poche peut introduire au cœur d’un destin. C’est le cas de celui que Jean-Yves Masson nous donne sur la pensée et le parcours de Hugo von Hofmannsthal (1874-1929). On le connaît, sans doute, comme l’auteur du Chevalier à la rose ou de La Femme sans ombre – entre autres – que Richard Strauss a mis en musique. Mais le poète ? Le poète précoce qui publia ses premiers poèmes à dix-sept ans, devenant par là même le chef de file du Jung Wien, le mouvement moderniste apparu en Autriche dans les années 1890, mais qui renonce à la poésie à 25 ans, pour se limiter au théâtre et à la prose ?
À cette œuvre poétique et à cette énigme, Jean-Yves Masson consacre deux ouvrages de première importance. Le premier réunit, dans une nouvelle traduction, l’intégralité de la poésie de Hofmannsthal (qui n’était connu jusqu’ici en français que par des anthologies). Sa traduction et sa présentation permettent de prendre toute la mesure du jeune Viennois et de sa contribution décisive à la naissance de la poésie moderne en langue allemande. Rilke, se souvenant de ce qu’avait été le début du siècle, n’écrivait-il pas en 1924 que « l’existence de Hofmannsthal vous prouvait en quelque sorte qu’il était possible d’avoir pour contemporain le poète le plus absolu » ?
Héritier du romantisme, phare du symbolisme européen, l’auteur de Ariane à Naxos ne cessa d’ailleurs jamais de rester poète dans sa vie d’homme de lettres d’une indépendance absolue par rapport à tous les pouvoirs, et qu’aucun prix littéraire, aucune élection académique, aucune chaire universitaire, pas la moindre distinction officielle n’ont honorée. Son œuvre seule attira sur lui l’attention. Comment alors élucider la césure de ses vingt-cinq ans ? Poète, explique Masson, Hofmannsthal s’éprouvait comme un sismographe qui résonne des vibrations de tout l’univers. Il était proche en cela de Keats qui professait que le poète est dépourvu de personnalité propre. « On voit très bien de quels dangers est grosse cette position, à la fois centrale et marginale, de poète sans cesse en communication avec toutes les forces qui traversent l’univers. Dès lors que la force de conférer aux perceptions un ordre et une forme viendrait à manquer, le Moi lui-même, cette construction fragile et lacunaire, volerait en éclats. »
Or, la crise du Moi qui marque l’époque où Freud fait naître la psychanalyse, se double, chez le poète qui travaillait alors à son Électre, d’une culpabilité liée à une homosexualité dont il ne pouvait pas ne pas être au moins à moitié conscient. Renoncer à la poésie, se tourner vers le théâtre, accepter la collaboration avec un metteur en scène, des comédiens, un compositeur, explique Masson avec beaucoup de vraisemblance, c’était, « au prix peut-être d’une souffrance salutaire, aller vers l’autre, sortir de la solitude narcissique qui est celle du poète lyrique pur ». Au même moment, Hofmannsthal décide de se marier et d’avoir des enfants : « En termes kierkegaardiens, on parlerait volontiers d’un passage du stade esthétique au stade éthique, de l’érotisme à la moralité ».
Cette évolution poussera plus tard Hofmannsthal à lier son identité autrichienne, ébranlée par la chute des Habsbourg, à la foi catholique, et à se faire, au lendemain de la guerre civile que fut la Grande guerre, le chantre de l’unification européenne, comme l’atteste le sens premier de sa création du Festival de Salzbourg.