La Quinzaine littéraire, 1er décembre 2004, par Anne Thébaud

Memento mori

Ce roman s’inscrit parfaitement dans le prolongement des précédents récits de l’auteur qui explore, de façon systématique, la mémoire des morts. Dans Quand l’heure viendra, l’auteur s’attachait à la recension des morts de son village natal de Carinthie auxquels il rendait hommage en les tirant de l’oubli. Que cette fois le romancier se penche sur les rites funéraires qui se déroulent sur les bords du Gange n’a rien d’étonnant.

Bûchers funèbres et immersion dans le fleuve des « êtres purs » – enfants et saints – ponctuent la vie quotidienne des Ghâts où ont lieu les célébrations. Une foule humaine et animale se côtoie autour des rites de crémation : buffles, vaches et chèvres viennent manger les soucis orange des guirlandes mortuaires ainsi que les ficelles de chanvre qui lient le corps du mort à l’échelle de bambou, les chiens rongent les os calcinés, les enfants dérobent les grains de riz soufflé cachés dans les plis des linceuls. Les domras président à la crémation, font plusieurs fois le tour du bûcher avec des bâtons d’encens à l’odeur de santal, frappent le corps pour qu’il se consume plus vite, lancent une cruche d’argile remplie d’eau par-dessus le corps. Des cohortes d’enfants recueillent les restes de brasier, les vautours guettent les cadavres qui flottent à la surface des eaux, des hommes viennent faire leurs ablutions dans les eaux sacrées, d’autres leur lessive. Le marché se tient à deux pas. Vie et mort forment un continuum, une boucle dont l’auteur expose les variantes.

La prose de Josef Winkler explore moins l’exotisme que l’infinie réitération des rituels. Au bout de quelques pages, ces évocations semblent familières tant les descriptions se ressemblent dans leur précision et leur minutie. Des membres complets de phrases caractérisant les figurants se répètent inlassablement, faisant saillir les variantes. Une attention particulière est portée à l’âge, au sexe et à la corpulence des morts, des domras et des enfants. Outre la mention des odeurs de putréfaction, des nuages de cendres qui se déposent sur les vêtements et cheveux, c’est la vue qui est le plus sollicitée : lèvres boursouflées, orbites creuses, intestins qui crèvent libérant des humeurs, linges imbibés de sang, chair qui devient verte, tibias ou fémur qui se dressent à la verticale, etc. Des accessoires (bijoux, motif et matière des pagnes), la couleur des couronnes de fleurs, du pelage des animaux et de leurs mamelles ponctuent les évocations de taches de couleur distinctes comme c’était déjà le cas dans Natura morta.

Quelques souvenirs d’enfance en Carinthie (la grand-mère Eugenia égoïste dans ses accès de gourmandise, l’arbre de Noël que l’on décore, les villageois haineux à l’égard de l’écrivain), plusieurs faits divers collectés dans les journaux locaux, un hommage au peintre Georg Rudesch récemment décédé, la présence d’autres occupants de l’hôtel viennent rompre momentanément le spectacle des crémations. Mais assurément, l’auteur joue jusqu’à la saturation des effets de répétition des scènes décrites et d’expressions volontairement reprises mot pour mot. Il est difficile de parler de cet ouvrage, exclusivement descriptif, en terme de récit tant tout élément d’intrigue ou d’évolution narrative sont écartés. Le temps est statique et circulaire, ponctué par des rituels dont seuls les figurants se renouvellent. S’il est incontestable que Josef Winkler montre là sa singularité, il ne fait aucun doute qu’il joue aussi avec les limites d’une perfection formelle qui fige l’élan vital inhérent aux premiers romans de l’auteur – disponibles en traduction française – d’une veine plus autobiographique, lyrique et onirique.