Le Magazine littéraire, novembre 2008, par Claude-Michel Cluny

Si l’on en croit les extasiés, le paradis offre une béate, suave et molle éternité. Pour d’autres, l’enfer est créatif ; il invente, se renouvelle, se surpasse. Le secret de ce théâtre est simple : l’homme en est, sans le savoir ou l’avouer, le deus ex machina. Il possède le don inné de faire du pire à partir du vécu sans attendre une improbable éternité. Les peintres l’ont montré. Un Enfer de Bosch sera toujours plus stimulant qu’un Paradis du Titien. Un village suffit où dresser les tréteaux de la farce tragique dont les spectateurs sont aussi les protagonistes. Par exemple Kamering, au bord de la Draye, bourg de Carinthie rebâti en forme de croix après que des enfants l’eurent incendié au siècle précédent. Endroit maudit purifié par des impubères ?

Josef Winkler y naît en 1953. Dans une ferme. Il y apprend à saigner les cochons et le rituel des enterrements, sans jamais apercevoir le vert paradis de l’enfance. Sauf à l’état de prairies d’embouche… Nous ne sommes pas pris au dépourvu. Car Winkler a déjà recraché littéralement ses détestations d’enfance dans plusieurs de ses livres. Mais les détours, les étranges aléas de l’édition nous donnent seulement aujourd’hui la traduction d’un titre qui passe pour une étape importante dans son œuvre. Paru en Allemagne en 1982, Langue maternelle révèle dans toute son étendue l’assise à partir de laquelle s’élève l’entreprise la plus superbement dérangeante de la littérature germanique du quart de siècle écoulé. Les anathèmes volèrent avant que s’impose l’évidence de son originalité accusatrice. Parmi les romanciers ou dramaturges de sa génération, si Christoph Ransmayr possède un réel pouvoir déconcertant, c’est en revivifiant une tradition classique, alors que l’écriture et l’inspiration d’un Fassbinder et de Winkler, d’ailleurs bien distinctes l’une de l’autre, imposent une rupture agressive avec ce qui, depuis la fin de la guerre, a constitué, outre-Rhin, un majoritaire et assez ennuyeux fonds de commerce d’idées vagues, sinon douteuses. C’est le son de ce tambour qui plaisait.

Toute déraison a ses racines. Les premiers « regards » de Seppl, prénom du narrateur, et ses premières relations sensibles au monde naissent du séjour au ventre maternel. Il y joue les Asmodée. Il tend l’oreille, épie, a soif d’en voir davantage. Déjà, il aspire à être aimé. Une fois gamin, il devient la tête de Turc des gosses et des adultes du village. Enfant de chœur maigrichon croquant les hosties en cachette, Seppl reçoit les surnoms d’Exsangue ou de Christ de rechange. Il est aussi « la fille manquée » de la famille. Le mouton noir, le différent. Autour de lui, les vieux n’en finissent pas de mourir et les jeunes se pendent. L’hiver, la glace sur la rivière « est aussi fine qu’une âme ». Et la vie résiste à ce mal-aimé. Il aimerait donc régresser, regagner l’abri amniotique où être et ne pas être. Résurgence du syndrome d’Hamlet ? Tout chez lui s’étrangle dans le passé, le cordon ombilical devenu la corde d’un pendu perpétuel. Ainsi pourra-t-il se balancer comme Jakob et Robert, les jeunes amants suicidés dans la grange. Un souvenir obsessionnel qui ressurgit de livre en livre. « Jamais de toute ma vie, écrit-il, je n’oublierai la mort de Jakob. » Mort de ne pouvoir vivre son amour.

« Dans l’enfant que je fus, l’enfant dont je pourrais être le père est mort depuis longtemps. » Il ne s’agit pas d’un aveu, mais d’une accusation. Seppl ne porte pas le deuil de l’enfance mais celui du bonheur. Car les étables de Carinthie ne voient guère de Messie dormir dans leur foin. « Si seulement la goutte de sperme à partir de laquelle je devins pouvait reposer sur une branche de cerisier japonais comme une goutte de rosée. » Seppl est condamné à vivre. Il nous jette au visage les minutes du procès. Ne pas recevoir l’amour qu’il attend conduit l’adolescent à l’autodétestation. Nous voyons le mal-être qui exsude de ce village, traversé par les dévots processionnaires. Puis la révolte désordonnée qui s’empare de Seppl. Sa foi incertaine se costume en enfant de chœur buveur d’eau bénite, sa sexualité se réfugie dans les masques et le travesti. La sauvegarde, c’est de confier à sa langue maternelle, à l’écriture, ce qu’il est. « Qu’ils le sachent. Je leur jette mon existence sur la table comme un morceau de viande de veau. » Parfois, nous pensons au théâtre blasphématoire et sardonique de Ghelderode (lire aussi p. 52). L’autodérision ne confère pas l’autorité d’un juge ; elle fait simplement que tous, les morts et les autres, s’assoient sur le même banc.

Nous ne connaissons pas les premiers ouvrages de Winkler. Mais que l’auteur, plusieurs romans publiés, ait affronté son enfance, les années d’adolescence, ses échappées initiales – et initiatiques – hors du bourbier aux pendus, loin d’un père qu’il récuse, ou qu’il en soit revenu, témoigne de la volonté de se ressaisir, de maîtriser et le passé et l’outil pour le façonner. Langue maternelle(équivalent littéral du titre original, Muttersprache) brasse de manière surprenante tous les ingrédients du roman d’apprentissage, aveux, provocation, désespérance et rage. Pourtant, sa publication tardive en français – il faut reconnaître que les traductions jusqu’à présent publiées de Winkler sont des tours de force –, bien que ou parce qu’elle nous mène aux sources, a le pouvoir de nous étonner encore. De nous emporter dans un flux de langue morbide et somptueux, avec ses caillots, ses cris et ses glaires – tels ces flux de sang, disaient les bonnes gens autrefois, qui vous emportaient dans la mort.

Écrire ce qu’on fut pour ne pas mourir. « Pour survivre, on devrait parler de choses dont on ne parle pas. Et c’est pour parler de ces choses dont on ne parle pas que je trouve ma langue, jusqu’à ce que je ne puisse plus parler que de choses dont on ne parle pas. » Il y aurait là une « convocation », une « urgence » existentielle… Une sorte d’état des lieux, en vérité, et quasi testamentaire. Cela survient avec force à la pensée que l’heure viendra – titre de l’un des chefs-d’œuvre baroques de Josef Winkler, centré encore sur sa jeunesse à Kamering. L’enfermement obsessionnel devenait le risque encouru. C’est alors que l’ailleurs le ressource. Il lui faut écrire ce qu’il est devenu, un rôdeur traquant l’indicible dans les ruelles de Naples et la fumée des crémations à Varanasi, qui fut Bénarès sur nos atlas. Ce sont encore ses obsessions et ses désirs qu’il explore sous les ciels de l’Inde et de l’Italie. Halluciné ou visionnaire, c’est au choix, il sait avoir consumé une seconde fois le lieu maudit de sa naissance. Un endroit où l’on aimerait le pendre au-dessus du bûcher de ses livres, en mauvais Christ de rechange.