Le Matricule des anges, janvier 2007, par Sophie Deltin
L’héritage conquérant
Magistral interprète des poèmes de Hofmannsthal (1874-1929) dont il nous offre la traduction intégrale, Jean-Yves Masson reconduit le parcours de l’écrivain viennois à sa vocation éthique.
Hermann Bahr, publiciste éclairé du « Jung Wien » de la fin du XIXe siècle, avait beau jeu de lancer des modes, d’inventer des slogans. Hugo von Hofmannsthal, figure-vedette du café Griensteidl, se chargea vite, par son génie protéiforme, d’ôter toute pertinence à ces étiquettes étriquées, fussent-elles « symboliste » ou « décadentiste ». De fait, on oublie trop souvent qu’entre les premiers vers écrits par le jeune poète de 17 ans à son drame Electre (1903) ou à sa pièce La Tour (1925-1928), une immense conquête, à la fois formelle et existentielle, s’est opérée.
En reconstituant ce parcours intellectuel et spirituel de Hofmannsthal, Jean-Yves Masson se propose de corriger l’image, « rigide » et réductrice, de celui que l’on a volontiers considéré comme le chantre officiel et docile de la vieille et très académique Autriche catholique – celui du Chevalier à la rose (1910) notamment. Or, et c’est l’un des axes passionnants de cet essai, le rapport au passé, à la tradition, loin d’être chez cet aristocrate sincèrement attaché à la monarchie austro-hongroise, une donnée acceptée telle quelle, fut au contraire l’objet permanent d’une mise à distance critique, voire d’une angoisse profonde. Car face aux génies consacrés, comment s’affirmer comme artiste original et surtout à quoi bon (Wozu Dichter ?), si le culte du passé nous force à adhérer à un ordre établi, que l’on n’a pas choisi ? Comment peut-il y avoir d’héritage serein, si tout héritage, et en premier lieu celui qui se trouve en « dépôt » dans le langage, se trouve hanté par essence par la présence des ancêtres, des choses mortes ? « Nous portons en nous… / Les morts de trois millénaires, / Une bacchanale de fantômes. / Imaginés par d’autres, engendrés par d’autres, / Parasites étrangers à nous, / Malades, empoisonnés.(…)/ Tout ce que nous disons n’est que l’écho enroué / De leur chœur criard. » (« Ces spectres, nos pensées », 1891)
Préserver sa propre liberté intérieure de créateur tout en refusant de se dérober à l’éminente injonction de la fidélité au legs initial, telles seraient donc les exigences contradictoires dont Hofmannsthal a su poser les termes, dégager les enjeux, et entre lesquelles son écriture poétique d’une modernité somptueuse, n’a cessé de chercher à se frayer un équilibre. Il est vrai que très vite, et en écho à la lecture de Mallarmé que lui a fait découvrir Stefan George, l’intuition de ce « lien d’ombre » tissé dans le langage avec les œuvres des générations précédentes, vient à menacer les prétentions du Moi « royal » à détenir les secrets de l’univers – « Le monde n’appartient qu’à lui-même, voilà ce que j’apprends » entrevoit déjà en 1896 le poète dans « Le jeune homme et l’araignée ». Mais, s’interroge à juste titre Masson, de cette « crise » du Moi exprimée et mise en scène avec une radicalité sublime à travers la figure d’un jeune aristocrate élisabéthain dans la Lettre de Lord Chandos (1901-1902), pourquoi en a-t-on occulté la part essentielle de fiction qu’elle comporte, et retenu la seule aporie – le renoncement du héros au langage ?
Dans son souci de rendre justice à l’œuvre poétique que la postérité de la Lettre a, notamment en France, contribué à négliger, le traducteur fait alors preuve d’une attention de philologue remarquable. Ainsi réussit-il à démontrer (et c’est tout le bonheur qu’autorise la version bilingue) comment les tout premiers poèmes du poète, dès 1895-1896 et donc bien avant 1902, portent en creux la genèse de cette crise, celle du Moi individuel comme du Moi collectif européen, – autant que les éléments de sa relative « résolution ». Car souligne l’essayiste, la révolte entrevue comme une possibilité, n’y accède jamais au rang de « solution satisfaisante ». En se livrant bien plutôt à une « relecture » au sens fort des grands mythes de la culture autrichienne et européenne (de Goethe, Molière, Shakespeare à Calderón), c’est proprement le geste de l’héritier que Hofmannsthal réinvente, privilégiant le mode de la métamorphose, de « la fermentation » et de l’ouvert au cœur de son écriture, contre toute illusion d’une possession figée et inaltérable de la tradition littéraire. Sans doute le chemin est-il long pour cet homme tourmenté par ses origines juives et son penchant refoulé à l’homosexualité, et que seul l’impératif moral du lien, de la responsabilité envers l’Autre, convaincra peu à peu d’abandonner le monde narcissique, grisant et insoucieux des poèmes. Dans ce primat accordé au catholicisme, anticipé de peu par sa conversion à la prose (La Femme sans ombre, 1919) et surtout au théâtre (Grand théâtre du monde de Salzbourg, 1922), se joue précisément toute la « grandeur » d’une décision dont Masson nous enjoint à prendre la pleine mesure. Car se délivrer du miroir, pour Hofmannsthal, ce n’est pas tant subir une impuissance créatrice jusque dans un silence définitif (ce qui fut le cas pour Rimbaud et Lord Chandos) qu’adopter une position franche qui témoigne, notamment après l’éclatement de l’Empire d’Autriche, de la nécessité « de se heurter au réel », en même temps qu’elle mise sur la possibilité, « le temps d’une représentation », de « restaurer la communauté humaine ». Dans ce mouvement de déprise de soi interne à son œuvre même, Hofmannsthal ne pouvait mieux signifier comment, selon la formule goethéenne qu’il affectionnait tant, il est « devenu » lui-même.