Le Matricule des anges, janvier 2013, par Thierry Cecille
Spectres du père
Propos recueillis par Thierry Cecille et traduits par Bernard Banoun.
De la sépulture familiale dans la profonde Autriche aux bûchers fumant sur la rive du Gange, Josef Winkler escorte, une fois de plus, ses morts – et les ressuscite.
Il semblait évident, pour qui lisait les précédentes œuvres de Winkler (toutes parues chez Verdier), qu’il fallait le ranger, avec ses célèbres compatriotes Bernhard et Jelinek, parmi les représentants de cette race d’écrivains que l’Autriche semblait particulièrement susciter : les imprécateurs-haïsseurs. Depuis Le Serf (traduit en 1993) jusqu’à Langue maternelle (traduit en 2008 – voir Lmda n°98), ses récits ne cessaient de revenir sur le village, véritablement maudit, de son enfance. Un catholicisme étouffant y sévissait, le nazisme n’en finissait pas d’y agoniser lentement, les animaux y crevaient dans d’atroces souffrances et les humains s’y suicidaient à l’envi. Winkler, lui, non content d’en devenir le chroniqueur méticuleux et implacable, affichait en outre son homosexualité comme un défi supplémentaire à la bien-pensance cadavéreuse de cette province arriérée. Homme-blasphème, homme-anathème, Winkler devait surtout affronter, en ce combat douloureux, son père, paysan brutal et féroce, homme rude et implacable. Il ne recula pas ; rien d’étonnant, dès lors, si ce père fut la figure centrale des deux récits sûrement les plus puissants : Le Serf et Quand l’heure viendra.
Josef Winkler se trouve à Tokyo, dans le quartier de Roppongi – c’est là le titre original de l’œuvre, le sous-titre de cette traduction – quand il apprend la mort de ce père, « à l’âge biblique de quatre-vingt-dix-neuf ans ». Celui-ci lui avait signifié qu’il ne tenait pas à ce qu’il assistât à son enterrement : des villageois risqueraient de profiter de l’occasion pour le battre à mort. Par un bienheureux hasard, la nouvelle de la mort lui est parvenue trop tard : il ne pourra pas être rentré à temps, et échappe ainsi à ce dilemme. Mais que faire du souvenir ? Ces décennies vécues à ses côtés, et déjà décrites, peuvent-elles, doivent-elles, de nouveau, être écrites ? Quelques années passeront avant qu’il ne parvienne à entreprendre ce Requiem, nouvelle exploration de ce qui, malgré tout, fut un lien, vif et vital, entre le père et le fils. La colère semble ici céder la place à une forme de compréhension attentive : peut-être ce père était-il une victime, lui qui ne cessa, dès son enfance, de travailler, étant, pour son propre père, une sorte de serf obéissant, lui qui connut, pendant la guerre, la captivité et la faim en Angleterre ? C’est même avec une sorte de nostalgie que Winkler se penche sur certaines photographies qui témoignent de la longue existence de cet homme, alors que « plus d’un en était arrivé à craindre que, s’étant acheté un tracteur à l’âge de quatre-vingt-quinze ans et l’ayant conduit pendant plus d’un an, tant que sa vue le lui avait permis, par monts et par vaux et le long des murs de cimetières, l’air réjoui et faisant fi des épitaphes, il ne fût immortel, indéracinable » !
Si l’on peut donc parler d’une sorte d’apaisement, ou d’infléchissement, sur le plan thématique, il n’en demeure pas moins que certaines constantes formelles propres à Winkler se retrouvent ici. La construction, ainsi, loin d’être linéaire, est plutôt contrapuntique : au récit de l’enterrement du père, « en présence d’endeuillés nombreux et d’égayés tout aussi nombreux », se mêle l’évocation d’autres cadavres (la vision qu’il eut, en particulier, de la « grosse grand-mère paternelle, toute nue sur le lit, les jambes écartées », semble être une scène inaugurale – et augurale). Aux enterrements de Carinthie font écho les descriptions des rites réservés aux morts à Varanasi, aux bords du Gange, là où « la mort n’est niée ni redoutée » car « on l’accueille comme un hôte attendu de longue date ». De même les citations qui ouvrent chacun des onze chapitres inégaux sont-elles toutes tirées du Narayama de Fukazawa : elles établissent un lien avec le Japon de Roppongi mais nous ne pouvons nous empêcher de songer à la signification symbolique de ce récit (souvenons-nous du beau film d’Imamura) dans lequel le fils doit porter sa mère sur son dos jusqu’au sommet du mont Narayama – afin qu’elle y meure…
Le rythme propre à Winkler est également lié à la construction syntaxique : de véritables périodes nous emportent parfois (Winkler étant ici plus proche de Simon que de Proust), certaines phrases s’étendant sur des dizaines de lignes, telle celle-ci, évoquant sa naissance dans la chambre qui serait aussi celle où mourrait son père – et dont nous ne donnons que la chute « […] elle avait aidé à l’accouchement en tenant le baquet ensanglanté sous la grande et large image sainte encadrée de noir représentant la mère de Dieu avec l’enfant Jésus sur son giron et un lys blanc à la main, et était allée jeter d’un grand coup l’eau sanguinolente sur le tas de fumier, sur les poules et les coqs qui, pour l’éviter, s’étaient écartés et envolés en caquetant avant de revenir, éclaboussés par le sang de ma mère, s’enfoncer de nouveau avec leurs maigres pattes jaunes dans le fumier, et avec cette eau elle avait sans doute jeté aussi des restes du cordon ombilical qui nous appartenaient, à moi, le nouveau-né, et à ma mère qui venait de me mettre au monde ».
Nul doute que la lecture de cette œuvre ne soit une expérience particulière et exigeante – pour laquelle Josef Winkler nous a dispensé quelques indices.
Josef Winkler, dans quelle mesure pourrait-on voir en ce dernier livre une sorte de coda ? Serait-ce le contraire et l’analogue à la fois d’une ouverture au sens musical du terme : la reprise des principaux leitmotivs d’une œuvre ?
J’attache une importance immense au son et au rythme dans ce livre. Une fois que j’ai achevé un manuscrit, et c’est le cas pour ce livre, je le reprends entièrement et, pour finir, principalement, je veille au rythme. Et quand, lisant mon texte pour ainsi dire les yeux fermés, je sens que les phrases se mettent à chanter, j’ai le sentiment que je dois laisser le texte tranquille, qu’il est terminé, avec ses forces et ses faiblesses.
Cette reprise s’accompagnerait-elle d’une sorte d’apaisement, voire de pardon ? La figure du père est ici bien moins violente en effet que dans les autres textes qui le mettaient en scène.
Je me suis violemment confronté à mon père dans six ou sept livres, avec beaucoup de tristesse, de désespoir et même de haine. Après avoir écrit mes trois premiers livres Enfant d’homme, Le Laboureur de Carinthie et Langue maternelle, j’ai perdu la langue, je ne pouvais plus écrire. J’ai maudit les grandioses séjours que j’ai faits en tant qu’écrivain à Berlin, Rome, Venise, Paris. Alors, ne pouvant plus écrire, je suis revenu auprès de mon père dans le village où tout le monde me déteste à cause de mes livres. Il m’a accueilli à bras ouverts. Ce séjour chez lui est devenu un « retour de l’enfant prodigue », publié sous le titre Le Serf. Je savais que, si je voulais retrouver la langue, il me fallait retourner auprès de mon ennemi.
Bien sûr, je connaissais le Retour de l’enfant prodigue d’André Gide. C’était un pont enchanté reconduisant vers l’écriture, car depuis mon retour, depuis que j’ai écrit ce livre, j’écris sans cesse. Le Serf est paru en 1987. Nous voilà maintenant en 2012. J’ai donc connu mon père, mort il y a quelques années à l’âge de 99 ans, pendant plus de cinquante ans.
Votre père apparaît ici comme une figure biblique – un patriarche – ou mythique – un géant ou un ogre. II semble que lui-même voyait son propre père ainsi, comme son « seigneur et maître ». Avec sa mort disparaissent pour toujours de telles figures ?
C’est surtout dans mes premiers livres que le narrateur lutte avec le père, il s’agit de disputes âpres qui ont été « mises par écrit ». Ce livre du père qu’est Requiem pour un père. Roppongi, paru après sa mort, est comme un amour que je lui voue a posteriori. Aujourd’hui, de tels personnages n’apparaissent pas de manière si forte ni si manifeste, mais le besoin de ceux qui sont supposément plus forts de soumettre autrui persistera sans doute, il se manifestera seulement sous une autre forme.
Vous mêlez l’évocation de différentes scènes d’exposition d’un mort et d’enterrement dans votre village natal de Carinthie et la description des rites de crémation ou d’immersion du cadavre à Varanasi/Bénarès. Quel est votre but ? Y a-t-il là parallélisme ou opposition ?
Dans mon œuvre, je m’occupe beaucoup du thème de la mort. Mais est-ce vraiment la « mort », qui le sait ? Donc, si un enterrement a lieu dans un cimetière, dans notre monde chrétien catholique romain, la mort est proprement séparée de la vie. Au village, les enfants disparaissent du terrain de jeu, on arrête les machines, le silence règne. À Varanasi, sur la rive du Gange, près des rites d’incinération, j’ai vu pour la première fois de ma vie la relation de la vie avec la mort. Là-bas, la vie et la mort ne sont pas séparées tandis qu’on incinère un défunt. Les enfants jouent entre les bûchers, les chiens attendent les bouts d’os pas encore totalement calcinés, les vaches et les veaux mangent les fleurs dont on a paré les morts, etc. Cette relation de la vie avec la mort, qui était totalement neuve pour moi, m’a tellement fasciné que cela m’a permis d’écrire ces histoires.
Est-ce un désir d’approcher le sacré ? Ce concept même a-t-il à vos yeux une valeur ?
J’ai aussi écrit le livre Sur la rive du Gange. Il s’agit principalement des rites d’incinération de Varanasi. Un écrivain reste assis des mois durant entre les bûchers et note tout, le moindre détail, et à partir de ce matériau, il fait une histoire. J’ai été éduqué dans le catholicisme, principalement avec des litanies, pas avec la Bible. Quand on a été atteint par l’église catholique, on ne s’en défait plus : dix ans après la parution de Sur la rive du Gange, je me suis aperçu que j’avais décrit les rites d’incinérations hindous dans le rythme des litanies catholiques. La même chose vaut bien sûr pour les passages sur l’Inde de Requiem pour un père. Ce n’est pas un livre sur l’Inde. C’est un livre sur moi en Inde, dans la ville sainte de Varanasi, sur la rive du Gange, près de l’Harishandra Ghât, où l’on incinère les défunts. Ce n’est pas seulement mon regard qui collecte dans la prose les innombrables images, cela provient également du point de vue de mon passé, du thème de la mort, auquel je porte tellement d’attention.
Dès la première page, vous écrivez à propos des râgas, morceaux musicaux indiens : « L’exécution d’un râga n’est pas destinée à divertir le public. Le râga est plutôt une prière. » En est-il de même pour ce Requiem ?
La littérature de divertissement ne m’a jamais intéressé, même quand j’étais adolescent. Julien Green dit que la littérature de divertissement a été écrite par le diable et qu’on ne saura jamais tout ce que ce genre de littérature a provoqué dans l’humanité. Paul Valéry dit : « On ne doit pas hésiter à faire ce qui nous coûte la moitié de nos partisans et la moitié de l’amour de ceux qui restent. » Voilà mes principes.
Comment interpréter vos références au Narayama de Fukazawa ? Doit-on rapprocher votre père de la vieille O Rin, pourtant présentée comme la bonté incarnée ? Ou bien vous identifiez-vous au fils, qui doit la porter sur son dos puis l’abandonner à la mort ?
C’est une question d’interprétation, je n’y ai pas beaucoup réfléchi, je voulais surtout créer une proximité et une densité dans l’atmosphère. Et toute interprétation me convient, si elle est cohérente. Je n’impose rien.
Pensez-vous pouvoir enfin vous libérer des morts ? Ne risquent-ils pas, sinon, de vous empoisonner, comme les cadavres pollués ont empoisonné les vautours indiens ?
Dans mon nouveau manuscrit, intitulé Mère et le crayon, un requiem pour ma mère, qui paraîtra en 2013 aux éditions Suhrkamp, je raconte que nous avions à la ferme un deuxième potager, sur un terrain loué par mon père à l’église, près du mur du cimetière. À chaque fois qu’une nouvelle dispute éclatait entre mon père et le curé et qu’il y avait dans l’air la menace implicite que le bail soit résilié, j’avais peur que nous puissions perdre ce macabre potager près du mur de l’église, où, enfant, je me figurais souvent, avec une horreur qui excitait mon imagination, que la ptomaïne, le liquide issu de la décomposition des cadavres, s’écoulait sous le mur de pierre du cimetière pour venir empoisonner les racines des légumes de notre potager et que, surtout dans nos rêves, nous dialoguions avec les morts.
Je suis donc totalement contaminé par les morts, je n’ai pas à m’en délivrer et je ne le peux pas.
Qu’est-ce qui dicte le recours, à intervalles irréguliers, aux phrases démesurément longues ? Est-ce que cela correspond à la volonté, à ce moment-là, de suspendre encore davantage le récit ? Est-ce plutôt une nécessité d’ordre rythmique ou musical ?
L’écriture de ces longues phrases, dans lesquelles je cherche aussi une forme et une sorte de virtuosité, est très certainement liée aussi à une nécessité rythmique et musicale. Je voudrais « écrire du dhrupad ». Le dhrupad, c’est la forme originelle de la musique classique indienne, qui est vieille d’un demi-millénaire et est restée en Inde une musique actuelle.
De quels écrivains contemporains vous sentez-vous proche ?
C’est difficile à dire. Quiconque écrit espère avoir trouvé sa propre langue, espère ne pas être trop vite confondu avec un autre. Il fut un temps où je lisais beaucoup Thomas Bernhard. Mais je me gardais bien de m’approcher de lui par la langue, car nous avons des thèmes similaires, sans quoi je serais devenu un Saint-Bernard, pour l’exprimer satiriquement, un épigone de Bernhard. Pour la langue et le mot, j’estime particulièrement Handke. J’étudie ses phrases. Je me demande souvent comment on peut bien écrire comme cela, c’est-à-dire au sens de ce que dit Handke : « On ne peut pas écrire au sens de posséder un savoir-faire ». Cela ne m’intéresse pas. Les phrases doivent venir du ciel ou de l’enfer, la table où l’on écrit n’a rien à « dire ».
Nombre de thèmes de votre œuvre reviennent ici, entremêlés. A pourtant disparu celui de l’homosexualité, plus ou moins fortement présent dans les livres antérieurs. Pour quelle raison ?
Oui, c’est vrai, le thème de l’homosexualité a disparu. Cela tient sans doute au fait que je ne vis plus l’homoérotisme et l’homosexualité comme autrefois.
Pourquoi votre ouvrage sur Genet n’a-t-il pas été traduit en français ?
Mon Livret du pupille Jean Genet n’a pas forcément à être traduit en français, dans la mesure où j’utilise beaucoup de matériau plus ou moins authentique pris dans des ouvrages et biographies parus en français. Ce qui peut être intéressant pour les lecteurs français, c’est mon rapport personnel à Genet comme « expérience de lecture ».
Cette Autriche à la fois bigote et barbare, pleinement européenne et fort mal dénazifiée, comment la jugez-vous au présent ? Comment parvenez-vous à y vivre ?
On me demande souvent pourquoi je vis encore à Klagenfurt. Je ne sais pas si je serais devenu un meilleur écrivain à Paris, Vienne, Berlin ou Rome. Et c’est cela qui doit être le critère suprême. Il n’est pas sûr qu’on puisse écrire à un endroit où l’on se sent particulièrement bien. « L’écrivain est celui à qui il manque quelque chose », dit Martin Walser. Qu’adviendrait-il de la littérature allemande si tous les écrivains vivaient dans le deuxième arrondissement de Vienne ou dans le quartier de Prenzlauer-Berg à Berlin ? Et pour ce qui est de la Carinthie, je me range à ce que l’écrivain allemand Herbert Achternbusch disait de son pays natal, la Bavière : « Cette région m’a cassé. Et j’y reste jusqu’à ce que cela se voie sur elle. »