Le Monde, 13 décembre 1991, par Roland Jaccard
Séduction : la femme cruelle, c’est le titre d’un court-métrage que Monika Treut, la cinéaste allemande, vient de réaliser avec Elfi Mikesch, chef opératrice des deux derniers films de Werner Schrœter. Le court-métrage s’inspire d’une thèse de Monika Treut sur l’image de la femme chez Sacher-Masoch. Le projet ne manque pas d’audace : rien ne semble plus dangereux que de mettre en images le fantasme masochiste, cette Vénus aux cheveux rouges, aux nerfs d’acier, – douée d’une volonté satanique, habillée de fourrure et de diamants, et qui définit ainsi sa nature : « Chacun a besoin d’un être qu’il tourmente. Les uns ont un chien, moi j’ai un amoureux. » Qui n’a pas rêvé sur les noms de Wanda, de Warwara Pagadine ou d’Anna von Kossow, ces héroïnes d’origine slave dont les frasques, relatées par leur romancier-esclave, fascinèrent la France mais firent frémir d’horreur l’Autriche et l’Allemagne qui ne virent là que « folies dignes des communistes et des nihilistes » ? La femme, vue à travers les yeux d’un lecteur hâtif de Sacher-Masoch, n’est qu’une « batteuse d’hommes », un objet sexuel, actif parce que sachant manier le fouet, mais tout de même rien qu’un objet sexuel. L’archétype c’est La Vénus à la fourrure, l’héroïne masochienne par excellence.
Les quelques titres réédités aujourd’hui, La Dame blanche, La Femme séparée, La Mère de Dieu, La Pêcheuse d’âmes, laissent entrevoir que la littérature obsessionnelle de l’écrivain galicien décline d’autres identités, apparemment plus sages, mais non moins troublantes. Et si L’Amour de Platon,traduit pour la première fois en français, peut apparaître comme une tentative de sortir de l’obsession masochiste, c’est une évasion qui prépare un nouvel enfermement.
On imagine que le masochiste idéalise la femme, qu’elle est sacrée reine et parée de toutes les vertus. C’est oublier que Leopold von Sacher-Masoch était un lecteur assidu de Schopenhauer, il lui empruntait des réflexions misogynes (« Le sexe court de taille, étroit d’épaules, large de hanches, aux jambes torses, ne pouvait être nommé beau que par notre sexe à nous, que les sens aveuglent ») et les mettait dans la bouche de ses personnages.
Lecteur de Schopenhauer Sacher-Masoch bâtit ses châteaux de la perversion dans un monde qu’il juge infernal. À l’origine, il y a cette réfutation de Leibniz : le monde dans lequel nous vivons n’est pas le meilleur des mondes possibles. Le monde, tel que l’envisage Sacher-Masoch, est un « legs de Cain », il est placé sous le signe du mal, du crime, de la malédiction, de la culpabilité. « La nature, écrit-il, nous a donné la destruction comme moyen d’existence. »
La première destruction, la première guerre, c’est celle que l’homme engage contre la femme, et réciproquement : « Ils oublient leur hostilité native dans un court moment de vertige et d’illusion pour se séparer de nouveau, plus ardents que jamais au combat. »
Comment éviter la destruction ? En ayant recours à la « perversion idéaliste », cette maladie dont est atteint le comte Henryk dans L’Amour de Platon. À travers quelques lettres à sa mère, le comte Henryk, surnommé Platon par ses amis, avoue la haine que lui inspirent les femmes, l’attirance mêlée de répulsion qu’il éprouve en leur compagnie : elles sont incapables d’amour spirituel. Un soir, il croise une riche Moscovite ; comme il ne veut pas l’aimer, elle lui propose de rencontrer son frère, ce dernier ne se montrera pas et se contentera au début d’être une voix, la voix d’Anatole. Ce roman est une sorte de court-métrage où Werther se serait laissé filmer par Andy Warhol : chaque lettre du fils à sa mère ressasse la même obsession, la peur des femmes, l’horreur de tout contact physique.
Comment surmonter la crainte ? Par la mise en scène. Comment surmonter la répulsion ? Par la violence. Mais une violence légitimée par le pacte que signent les deux partenaires. À la loi, le héros de Sacher-Masoch substitue le contrat qui lie l’homme à la femme, à la mère, mais exclut le père. Dans sa présentation de Vénus à la fourrure, Gilles Deleuze écrivait : « Quand le supplice se porte sur le héros lui-même, sur le fils ou l’amoureux, sur l’enfant, nous devons conclure que ce qui est battu, ce qui est abjuré et sacrifié, ce qui est expié rituellement, c’est la ressemblance au père… ».
L’idéal féminin de Sacher-Masoch, ce n’est pas seulement la femme au fouet, mais la femme qui ignore la loi du père, celle qui se révèle capable de vivre au-dessus des préjugés, celle qui a une volonté, un but, même s’il est criminel.
Son idéal, c’est la femme qui a le sens du jeu, de la mise en scène, qui sait se déguiser en homme pour le séduire, comme dans L’Amour de Platon. Ou encore la femme qui incarne un fantasme à la fois érotique et littéraire. Sacher-Masoch encourageait les femmes qui l’entouraient à écrire, parfois même il favorisait leur carrière littéraire. Si cette femme n’a ni le sens du jeu ni le goût de l’art, elle doit aimer le risque : elle doit être androgyne et nihiliste, ou voluptueuse et criminelle, meneuse d’une bande de brigands comme la « hyène de la Puszta », dont le destin est raconté par Masoch dans l’extraordinaire nouvelle du recueil La Dame blanche.
Tous les livres réédités aujourd’hui offrent une variation sur le thème de la Vénus souveraine ; mais en proposant son archétype de la femme, Sacher-Masoch renverse l’échelle des valeurs, il crée une échelle du désir, une échelle de la transgression où se retrouvent toutes les figures féminines dans un ordre opposé à celui des valeurs habituelles.
Tout en bas de l’échelle de Sacher-Masoch se trouve l’épouse, la femme estimée, comparable à un fonctionnaire à qui le gouvernement aurait assuré un emploi inamovible, mais chichement rétribué. À un degré au-dessus se tient la femme adultère. Elle s’est affranchie du carcan mais elle veut encore sauver la face : « Aujourd’hui, elle se sent forcée de tromper, et lorsqu’elle a trompé une fois, elle sera, comme un banqueroutier ou un faussaire, obligée de continuer à tromper pour se maintenir sur l’eau. »
Sacher-Masoch condamne la femme adultère qui pratique « la tromperie calculée et exécutée journellement » ; en miroir, il loue la « femme séparée », celle qui ose se séparer de son mari pour vivre librement ses liaisons amoureuses. Tout en haut de cette échelle, Sacher-Masoch place l’Amazone, la femme surgie de nulle part, qui ne craint pas les jugements d’autrui, ne dépend ni du père, ni du mari, ni de l’amant ; elle est la femme souveraine, qui signe avec les hommes des contrats à durée déterminée.
Le plus curieux des livres réédités est La Femme séparée, où Julian le masochiste entreprend de faire l’éducation d’Anna, la femme faible, dépendante, Inconstante dans ses entreprises et soumise aux préjugés, pour en faire une Wanda qui ne « vit que pour ses caprices, que pour ses fantaisies,… qui se joue de lui et qui dévore sa vie comme un vampire. »
Chez Sacher-Masoch, l’esclave éduque le maître. Le contrat est d’abord un contrat d’apprentissage. La violence permet la rédemption et le vice y est, comme dirait Cioran, « une envolée de la chair hors de sa fatalité. »