Le Soir, 21 novembre 2008, par Jacques de Decker

L’Autrichien Josef Winkler face aux bêtes immondes

En juin dernier, Josef Winkler se voyait décerner le très disputé Büchner Preis, du nom de ce météore des lettres allemandes, Georg Büchner qui, mort à 23 ans, avait eu le temps d’écrire trois chefs-d’œuvre dramatiques, Woyzeck, Leonce et Lena et Mort de Danton. Ce prix est attribué par l’Académie de langue et de littérature allemandes, qui a son siège à Darmstadt et aligne dans son palmarès quelques figures majeures, de Gottfried Benn à Günter Grass, de Peter Handke à Friedrich Dürrenmatt.

Winkler se trouve donc, par cette distinction, propulsé à cinquante-cinq ans au premier rang des lettres germaniques, qu’il représente au sein de ces Belles Étrangères en fête.

Il n’est pas un inconnu en francophonie, grâce aux efforts des éditions Verdier, qui travaillent à divulguer des auteurs d’outre-Rhin. Sans elles, connaîtrions-nous Gert Jonke, Robert Menasse ou Annemarie Schwarzenbach, pour ne citer qu’eux ? Josef Winkler est, depuis quelques années, un de leurs chevaux de bataille : on leur doit non moins de cinq de ses titres, que complète de façon décisive Langue maternelle, volet principal, d’une trilogie autobiographique publiée entre 1979 et 1982.

Né dans une famille d’agriculteurs de Carinthie, la province autrichienne d’où était issu Georg Haider, Winkler dégorge, dans un flux de conscience apparemment chaotique répondant en fait à une logique fantasmatique, le martyrologue d’une enfance. Opprimé par un milieu familial borné, imprégné d’un catholicisme archaïque, l’enfant qu’il exhume de son souvenir ne se libère de ces carcans que par un imaginaire délirant. On n’est pas loin de Thomas Bernhart, dans la virulence de la dénonciation, ou d’Elfriede Jelinek dans la véhémence verbale : la littérature autrichienne, décidément, est marquée par l’absence d’une Vergangenheitsbewältigung, d’une mise à jour cathartique du passé telle qu’elle a pu se réaliser en Allemagne. L’inévitable retour du refoulé passe dès lors par l’écriture de quelques auteurs qui n’hésitent pas, eux, à affronter les bêtes immondes de face. Winkler fait partie de ce petit détachement de risque-tout qui, la plume à la main, vont à la rencontre des démons. Il se distingue par l’aveu de sa propre fragilité et le foisonnement de son imagerie intime qui, par son impudeur même, déverrouille l’indifférence du lecteur. Cette prose harcelante ne peut que capter son attention et puis ne plus le lâcher.