Le Temps, 30 mars 2013, par Camille Luscher
Josef Winkler séjournait au Japon quand son père est mort, en Autriche. À des milliers de kilomètres, il lui chante un requiem apaisé
L’écrivain autrichien a placé la figure paternelle, admirée autant que détestée, au centre de son œuvre. Avec Thomas Bernhard et Elfriede Jelinek, il partage la mélancolie morbide et la force littéraire pour l’exorciser. En guise d’adieu au père, il transporte une nouvelle fois sur les rives du Gange, là où la mort est accueillie « comme un hôte attendu de longue date ».
La mort, une fois encore, est au centre du récit de Josef Winkler Requiem pour un père. Roppongi. L’écrivain autrichien partage avec ses compatriotes Thomas Bernhard et Elfriede Jelinek, pour ne citer qu’eux, tant la mélancolie morbide et suicidaire que la force littéraire de l’exorciser. Depuis son premier texte, l’écrivain n’a de cesse de s’attaquer à sa patrie dans une écriture torturée, à la langue musicale et belle, brisant avec violence l’image idyllique d’une paisible vie alpine.
Né en 1953 à Kamering, petit village alpin de Carinthie, Josef Winkler grandit dans cette région rurale, étouffant sous un catholicisme sévère et hypocrite, où l’on tait les suicides qui pourtant ne se comptent plus. Cette enfance ainsi que sa relation conflictuelle avec un père taciturne et rude fourniront la matière principale de ses récits, largement autobiographiques. Ce lien honni est tellement fort que, sa première trilogie vindicative achevée, au début des années 80, l’auteur à court d’inspiration s’installe quelques années dans la ferme paternelle pour tenter de retrouver un nouveau souffle. L’expérience porte ses fruits puisqu’il en sortira Le Serf (Der Leibeigene, Suhrkamp, 1987), le roman qui le fait connaître en France au début des années 1990. Dès lors, Josef Winkler ne quittera plus l’écriture.
Si, par la suite, le fils du « laboureur de Carinthie » ne cessera de s’éloigner – en Italie pour écrireCimetière des oranges amères ou Natura morta, puis en Inde, où il se rend régulièrement depuis une vingtaine d’années –, les souvenirs continueront de le hanter et lui de les transcender dans l’écriture. Tenace, insistant, un memento mori traverse toute son œuvre, développant avec rigueur ce que le narrateur identifie comme une « curiosité nécrophile », une fascination glacée pour tout ce qui touche à la mort : suicides, cadavres, rites funéraires.
« J’entends le glas de mon village natal, toujours et partout… »
Quand survient le décès du patriarche, c’est donc tout naturellement que culminent les thèmes favoris de l’écrivain en un livre court d’une dense variété. Dans Requiem pour un père. Roppongi, l’auteur r autrichien offre un hommage sincère à ce père autant aimé que craint. Titre de la version originale devenu sous-titre en français, Roppongi est le quartier de Tokyo où séjourne l’auteur avec sa famille lorsqu’on lui annonce la mort de son père, « à l’âge biblique de 99 ans ». L’écriture s’organise autour de ce deuil, de manière non linéaire, toute en oppositions fines. S’ouvrant comme un essai sur de rigoureuses observations à propos de la disparition des vautours en Inde, le récit alterne rapidement avec des souvenirs d’enfance ou de voyages, des réflexions poétologiques, des citations littéraires et des descriptions de Tokyo et ses lumières, avant de finir sur trois longs chapitres consacrés aux cérémonies funéraires de Varanasi, anciennement Bénarès, ville sainte des rives du Gange.
De livre en livre, Josef Winkler ressasse les mêmes thèmes, frôlant l’obsessionnel. De larges passages sont parfois repris comme un même matériau que le sculpteur refondrait afin de lui donner une nouvelle forme, lui conférer un nouveau sens. Ainsi, les crémations de Varanasi étaient déjà le sujet d’un livre précédent : Sur la rive du Gange. Ces rites que l’auteur a observés des mois durant, notant les moindres détails avec un réalisme à la limite du tolérable, servent ici de linceul au père enterré en Carinthie. Pour les hindous, « la mort à Varanasi apporte la moksha, délivrance et rédemption, libération du cycle continu de naissances et de morts ». Et peut-être Josef Winkler souhaite-t-il avec ce requiem hindou permettre à son père, personnage central d’au moins sept de ses romans, d’être libéré des violentes confrontations littéraires.
Plusieurs fois au cours de ces pages, le narrateur-auteur revient sur son écriture, et sur les tensions qu’elle a provoquées dans son village en Autriche. « Écris ce que tu veux sur moi si ça peut t’aider, mais laisse tranquille les deux gamins pendus du village ! » s’était exclamé son père après la parution de son premier livre. Mais la colère de Josef Winkler ne pouvait ménager personne, et surtout pas les morts. Et si l’auteur semble entretenir peu de culpabilité à l’égard des brutes et autres esprits obtus inlassablement houspillés, la hantise de décevoir l’immense figure paternelle rend ses sentiments plus ambigus.
Les yeux grands ouverts
Le rythme déroulé est propre à Josef Winkler. Souvent, une description fait le détour par de longues périodes digressives, contenant quantité de détails variés, comme pour exprimer la recherche d’un lien intime et nécessaire, comme s’il fallait tout dire, n’omettre aucun détail pour avoir une chance de comprendre comment les choses se tiennent et sont intriquées. Cette nécessité de l’écrit est sans aucun doute ce qui préserve le récit de l’éclatement t dont le menace son extrême hétérogénéité. L’écriture, mais aussi le ressassement, la répétition qui jamais ne s’arrête de dire, apparaît nettement ici comme l’arme véritable contre la peur et l’angoisse, l’auxiliaire indispensable à la vue pour celui qui s’est juré de ne jamais fermer les yeux face aux réalités les plus terribles de la vie et de la mort. Le narrateur-auteur note d’ailleurs : « Sans les blocs-notes et le stylo à plume, je n’aurais pas pu regarder les nombreuses incinérations […] je n’aurais pas trouvé le repos face à ce flot d’images de la mort. »
En regard des livres précédents, il y a dans ce Requiem un calme, un apaisement inédits. Le ton général est plus sobre que dans les romans antérieurs, les descriptions plus réalistes et les envolées métaphoriques, caractéristiques de son style baroque, plus rares. Comme le dhrupad, chant classique du nord de l’Inde évoqué dans les premières pages, la musique créée par les mots de Josef Winkler, admirablement restituée en français par la traduction virtuose de Bernard Banoun, « n’est pas destiné[e] à distraire le public », mais serait plutôt « une prière », une incantation, un chant d’adieu simple, parfois emprunté : « Salut Père, bon voyage… okay », dit le narrateur, imitant la gêne et la distance des personnages de Lost in Translation, comme lui à Tokyo. Les romans de Winkler fourmillent de citations habiles et surprenantes, qui, à l’instar de celle-ci, enrichissent le récit d’une nouvelle tonalité, résolument contemporaine.
En 2008, peu après la parution de ce livre en version originale, le Prix Georg-Büchner, principale distinction littéraire allemande, a été attribué à Josef Winkler pour l’ensemble de son œuvre. Dans son discours de remerciement, l’auteur disait être libéré depuis peu de la culpabilité de laisser passer un jour sans penser au suicide. Prochainement paraîtra chez Suhrkamp, son éditeur allemand, un livre en hommage à sa mère, décédée il y a peu. Il semble que, doucement, Josef Winkler se dépêtre du filet de ses morts.