Les Inrockuptibles, 16 avril 2003, par Fabrice Gabriel
Petit précis d’incarnation en forme de nature morte et mouvante, qui touche à l’essence de l’art. Il y a beaucoup de couleurs dans Natura morta de Josef Winkler : des couleurs vives et mouvantes qui animent un livre-tableau. Il y a donc de la peinture, et de l’Italie, dans cette inclassable et magnifique « nouvelle romaine » d’un écrivain très singulier, né en Carinthie en 1953. Winkler met son écriture au défi du regard, devant le monde à recomposer d’un marché proche de la gare Termini : ce sont là des figures, des scènes, des poses qui se combinent ou s’effacent dans la profusion des fleurs, des fruits, des viandes, de tous ces motifs empruntés à une histoire ancienne de la représentation. Merveilleusement rendue par la traduction de Bernard Banoun, la prose opère par reprises et balayages, pour créer un étrange effet d’envoûtement : la couleur du genêt ou du sang revient à l’égal d’un personnage – mendiant, boucher ou tsigane –, comme si le tableau s’animait à mesure de la description. Celle-ci est inépuisable, puisque la nature ne meurt vraiment que si le style la tue… L’écrivain s’emploie donc à en sauver la sève, multipliant dans son texte les détails, fragments visuels ou éclats de voix. L’une de ces voix devient même une sorte de héros, homérique et pasolinien tout à la fois : Piccoletto, le bel adolescent, vit et meurt dans l’espace romain de son bref destin littéraire. Le texte alors apparie poème et peinture : Natura morta touche à l’essence immémoriale de l’art, fixant dans sa beauté fragile l’instant où la mort se voit dans la vie, où la fin se lit déjà dans le mouvement de la main qui ne s’arrête pas. Et c’est un livre sur l’écriture que nous offre ainsi Winkler : non pas un aride traité des mots et des images, mais un précis, charnel et précieux, de l’incarnation par l’exemple.