Les Lettres françaises, décembre 2006, par Gérard-Georges Lemaire
Hofmannsthal ou la poésie du moi divisé
En publiant son bel essai sur Hugo von Hofmannsthal, Jean-Yves Masson sera-t-il parvenu à réhabiliter dans nos cœurs et nos esprits ce grand écrivain autrichien qu’on ne perçoit plus guère que comme le librettiste de Richard Strauss ? Il faut le croire. Il faut l’espérer. Il nous fait comprendre et admirer dans les textes, bien sûr, en publiant Le Lien d’ombre (la quasi-totalité des poèmes de l’auteur de La Femme sans ombre), mais aussi en tentant de dégager les lignes forces de sa personnalité tout en faisant toucher du doigt le sens de sa démarche poétique. Hofmannsthal a été copieusement raillé par Karl Kraus se moquant dans La Littérature démolie, allégrement de son petit groupe (la « Jeune Vienne ») avec lequel il a espéré entreprendre la Renaissance de la littérature autrichienne.
Et pourtant, il a alors imaginé de nouveaux fondements à la poésie en instaurant le moi au centre théorique de la création, en en faisant son sujet et aussi en faisant de l’écriture un moyen pour relater les mésaventures de ce moi divisé et blessé. L’échec du poète, la volonté de son double Lord Chandos de renoncer à toute littérature est liée en partie à l’effondrement de l’empire habsbourgeois et à l’effondrement simultané de la conscience d’une Europe fédératrice. Et s’impose ensuite la conscience d’un effondrement de l’idéalisme, auquel il ne renonce pas mais qui n’est plus viable. Il suffit de lire les premiers vers de Ces spectres, nos pensées : « Avide de tout anéantir, / Brûlant d’une lueur mortelle, / Consumant la vie, / Un génie flamboyant / Rougeoie au fond de nous. / Mais une épaisse couche de mauvaises herbes glacées / Qui enveloppe notre cœur / De son humidité luxuriante / Nous empêche de nous consumer… De cet empêchement-là naît la poésie moderne.