L’Express, 6 novembre 2008, par Baptiste Liger

Lettres d’ailleurs

Vingt ans déjà. Pour cet anniversaire, les Belles Étrangères – festival organisé par le Centre national du livre – ont décidé d’honorer 10 des nombreux pays invités lors des 39 précédentes éditions. De l’Albanie au Canada, en passant par la Pologne, la Turquie, ou la Corée du Sud… les cinq continents seront représentés. Vous pourrez ainsi rencontrer 20 écrivains étrangers (10 auteurs de renom, 10 quasi inconnus dans l’Hexagone), au cours de débats qui auront lieu, du 8 au 22 novembre, dans près de 40 villes de France et de Belgique. L’Express s’est associé à cet événement et vous présente […] le sidérant Autrichien Josef Winkler […]

Les larmes des animaux

Sans doute Josef Winkler a-t-il longtemps ressassé cette définition de l’humanité, signée de son compatriote Thomas Bernhard : « Un gigantesque État qui, soyons sincères, à chaque réveil nous donne la nausée. » À l’image de la « nobélisée » Elfriede Jelinek (La Pianiste) ou d’un Peter Handke, Winkler s’ancre en effet dans la tradition, noire et hargneuse, d’une littérature qui répond par la violence des mots aux trop insouciants chants tyroliens. S’il est encore méconnu dans l’Hexagone, ce quinquagénaire est considéré dans le monde germanique comme un écrivain de première importance (il a reçu pour l’ensemble de son œuvre le prix Büchner 2008, le Goncourt allemand). Pour trouver son équivalent en France, imaginez un mélange entre les livres de terroir d’un Richard Millet, le côté « paria » de Jean Genet, les ambivalences sexuello-religieuses de Julien Green et un style d’écorché vif à la Louis Calaferte. C’est ce que l’on ressent à la lecture de sa magnifique – mais tétanisante – Langue maternelle.

Deuxième volet d’une trilogie autobiographique dans laquelle Winkler évoque son enfance et sa région natale – la Carinthie, dont, pour l’anecdote, Jörg Haider fut un temps gouverneur… – ce texte, tendu comme un arc, pourrait être symbolisé par l’un de ses thèmes principaux : la corde. On s’en sert ici pour extraire les veaux du ventre de leur mère, pour fouetter un gamin récalcitrant, pour se pendre, aussi.

Sans véritable « histoire », ce récit agence avec fluidité toute une série de motifs récurrents : un monde paysan sur le déclin, un père brutal, la dictature du catholicisme (le village de Winkler fut conçu en forme de crucifix !), des grands-parents décédés (la première femme que Winkler vit nue n’était autre que sa grand-mère, lors de la toilette funéraire…), des masques mortuaires, une poupée gonflable, etc.

Mais les passages les plus forts de Langue maternelle sont ceux où l’écrivain évoque, d’une écriture acérée, la souffrance des bêtes : des grenouilles qu’on écrase, des têtes de poulet qui pourrissent sur le tas de fumier, un poisson éviscéré sur un étal, un cochon qu’on tente d’abattre et qui s’enfuit, un couteau enfoncé dans la gorge. « Je voudrais, écrit Winkler, que les animaux puissent acheter avec de l’argent de la viande humaine dans les boucheries de même que les hommes achètent de la viande animale. »