L’Humanité, 13 novembre 2008
« J’engage le combat avec la langue »
Invité en 1991, Josef Winkler revient cette année avec un de ses premiers chefs-d’œuvre.
« Je tiens dans mes mains les morceaux de ma tête et je ne sais plus comment les réassembler. » Le roman de Josef Winkler, Langue maternelle, pourrait n’être qu’un développement de cette phrase, Celui qui dit « je » est un jeune homme, élevé dans une ferme de Carinthie, qui porte comme une croix la triple servitude de la religion, de la famille, de la pauvreté. Tenter de réassembler les morceaux de sa tête, c’est proférer un discours sans fin, habité par les fantasmes inassouvis, les blasphèmes, les rêves. Le sexe, solitaire ou avec une poupée, l’émoi devant les corps des garçons, reste une torture secrète. La religion, ses codes, ses rites, ses superstitions, pèse sur tous, aliénant ceux-là mêmes qui y voient la source de leur autorité. En une scène d’un comique grinçant, le narrateur évoque une famille s’auto-expulsant pour avoir « profané » le corps du Christ, sous les espèces de beignets. Dans cette solitude, le jeune homme n’a d’autre recours que la lecture. Karl May, l’inlassable pourvoyeur en livres d’aventure des garçons allemands de Guillaume II au IIIe Reich, puis des appuis durables, Camus, Hemingway, Poe. Mais il va établir avec la langue les mêmes relations d’amour-haine qu’avec la mère : « J’engage le matin le combat avec la langue dans l’espoir que le soir je vainque, l’air brave, sur le champ de bataille du clavier, mais à chaque fois je sors vaincu. » Défaite héroïque qui a donné en 1982 ce roman âpre et fascinant, premier chef-d’œuvre de ce romancier qui n’avait pas encore trente ans. Un texte fondateur de la modernité autrichienne, à découvrir d’urgence.