Libération, 27 mars 2003, par Sean James Rose
« Nature morte » est un oxymore. La nature est par définition pleine de vie, la figer en une représentation n’est-ce pas la faire mourir ? Et pourtant c’est bien cette vie, cette sève que l’auteur autrichien, né en Carinthie en 1953, fait circuler à travers ces chapitres-tableaux d’un marché de Rome. Étals de poissons, de viande, de fruits, exubérance de chère, celle qui se consomme à pleine bouche, et de chair celle qui se consume de désir. Le drame grouille de personnages : poissonniers, bouchers, volaillers, Tziganes, gitons marocains, mendiants, toxicos, et surtout Piccoletto, bel adolescent « aux longs cils qui effleuraient ses joues semées de taches de rousseur », jeune Christ de cette composition symbolique. La natura morta de Winkler tient de la vanité, peinture de genre fort prisée au dix-septième siècle, dont les allégories (fruits mûrs et fleurs épanouies prêts à se flétrir, miroir, bougie qui fond, crâne) rappellent le vanitas vanitatum – « vanité des vanités, tout est vanité » – de l’Écclésiaste et le seul salut par Dieu. Mais ici, les éléments du tableau ne sont pas sagement posés. Et la théologie de Winkler n’est pas celle qu’on croit, il y a chez l’auteur du Cimetière des oranges amères (Verdier, 1998) un perpétuel mouvement, celui du désir que l’institution entrave. Piccoletto, le fils de la marchande de figues (emblème de Dionysos et de Priape), qui vend du poisson (ichtys, en grec, monogramme du Christ), est fauché par une voiture de pompiers, ceux-là mêmes qui éteignent le feu.