Livres hebdo, 21 février 2003, par Jean-Maurice de Montrémy

Saint-Pierre des corps

Étals de nourriture près de Termini, à Rome. Étals de touristes aux portes de Saint-Pierre. Entre les deux, se joue le destin tragique d’un jeune forain. L’Autrichien Josef Winkler signe un roman poème aux couleurs violentes.

Josef Winkler (né en 1953) avait été remarqué pour Le Serf (Verdier, 1993), évocation virulente de son village natal, en Carinthie. Fils de paysans, élevé dans un catholicisme rural, répressif et baroque, il est marqué par la crudité des images, mais aussi par la dureté de l’Autriche bornée. À dix-sept ans, la lecture de Notre-Dame-des-Fleurs de Genet sauve le jeune homme du suicide et le réconcilie avec l’homosexualité. À la suite d’un fait divers tragique – la mort de deux jeunes garçons qui se sont pendus, enlacés, avec une corde à vaches –, Josef Winkler quitte le village. Il ne trouvera qu’en Italie, plus tard, une forme d’apprivoisement avec la mort, la lumière, les couleurs, le mauvais goût et le sublime. « Si je suis parti en Italie, confia-t-il en 1998 à Pierre Deshusses, c’est pour retourner vers Dieu, retourner aux sources […] L’Église m’a détruit, mais sans elle je ne serais rien. »

Paroxystique, presque kitsch, Le Serf était frappant, quoique trop inégal. En 1998, la traduction de Cimetière des oranges amères (Verdier) attestait l’influence bénéfique de l’Italie. De manière somptueuse, Winkler y transpose littérairement la structure d’un cimetière napolitain transformé en orangeraie : 365 fosses rouvertes au rythme de l’année pour, chaque fois, recevoir sur les morts anciens leur lot de nouveaux morts. Une structure dans laquelle Josef Winkler maîtrise enfin sa virulence, son génie du détail, du pathétique, du dérisoire et du grandiose.

La même émotion, la même compassion – qui, chez lui, ont surmonté tout ressentiment – se retrouvent dans la magnifique « nature morte », Natura morta, maintenant traduite, toujours chez Verdier, par Bernard Banoun. Cette « nouvelle romaine » se présente en six volets, comme un polyptyque ou comme une suite musicale, ponctuée par les fragments de poèmes que Giuseppe Ungaretti écrivit à la mémoire de son fils mort. L’action s’inscrit entre deux décors étonnants : un marché proche de la gare Termini et les abords de la basilique Saint-Pierre. D’un côté, le grouillement des poissons, des quartiers de viande, des légumes. De l’autre, l’amas de pacotilles, souvenirs pieux, cartes postales, gadgets et tee-shirts. D’un côté, les trognes des marchands, les cris, la gouaille. De l’autre, les tenues criardes, débraillées, aguichantes, écœurantes, des touristes.

Entre ces deux univers, le spectateur remarque un « garçon d’environ seize ans, aux cheveux noirs, aux longs cils qui effleuraient ses joues semées de taches de rousseur » : le fils de la marchande de figues, Piccoletto. Le spectateur lecteur observe les manèges de l’adolescent parmi les étals, sa manière de regarder, de s’ennuyer, de « mater », de rêvasser ou de s’amuser, tandis qu’un gros poissonnier, Frocio (« pédé », en argot romain) cache mal son émoi. Tout est affaire de regards dans cette description magistrale, d’une puissance symphonique. La vision y est saturée d’objets, de corps, de merveilles, de déchets. L’oreille capte tous les bruits. Les lumières et les murs de la ville offrent tous les contrastes. Il y court le désir, l’écœurement, le plaisir et la pitié.

Picoletto porte la bricole dernier cri, cette année-là : une petite tétine colorée. Mais il porte aussi sa croix d’argent. Josef Winkler varie ainsi tous les registres du bariolage, entre le commercial périssable et la longue durée du sacré. Sa description joue tout de suite d’un suspens. On devine qu’il va se passer quelque chose : entre Frocio et Piccoletto ? Entre Picoletto et les jolies touristes qu’il lorgne ? En fait, ce sera un accident, tout ce qu’il y a de plus banal. Et la mort. Et les rites d’un enterrement de pauvre suivi par la marchande de figues, le poissonnier, le boucher, la tripière blonde… Rome continue sa vie cosmopolite, entre misères et fastes. Le marché reprendra.