Livres hebdo, 7 décembre 2012, par Véronique Rossignol

La délivrance

L’Autrichien Josef Winkler compose une oraison funèbre pour son père, héros terrible de toute son œuvre.

Son père, mort à 99 ans, et Kamering, son village natal de Carinthie, dans la vallée de la Drave, au sud de l’Autriche, sont l’enfer du véhément Josef Winkler qui, dans toute son œuvre, n’a cessé de dénoncer l’étroitesse d’esprit, l’obscurantisme religieux, la violence fruste et le climat de haine éternelle de ce hameau alpin reconstruit en forme de croix après un incendie au 19e siècle. On sait depuis Le Serf, premier titre traduit en français en 1993, combien ces alpages à la Heidi n’ont rien de bucolique, et avec quelle hargne et quelle ironie l’enfant du pays a furieusement défiguré les images d’Épinal.

Pourtant l’écrivain écrit que partout où il se trouve dans le monde, il peut entendre les cloches de Kamering. Quand sonne le glas pour le père, il est à Tokyo. Un éloignement qui fait se réaliser le vœu proféré par le patriarche un jour de colère : « Quand je partirai je ne veux pas que tu viennes à mon enterrement. » Soulagé, content d’échapper à la confrontation avec les membres de sa famille et les villageois qu’il n’a pas épargnés, le fils prodigue vivra le deuil à distance sans assister aux funérailles. Mais celui-ci lui fournit une nouvelle occasion, dans ce septième roman publié chez Verdier dans la collection de Jean-Yves Masson, d’évoquer ses relations avec l’énorme et terrible figure paternelle, « le laboureur de Carinthie », paysan forçat enchaîné à ses montagnes qui a passé sa très longue vie à trimer. Celui qui, « embauché  » au fenil dès ses 3 ans, a eu l’auriculaire gauche sectionné par une broyeuse à foin. Et qui a eu si faim, la seule fois où il a quitté ses Alpes, pendant la guerre, qu’il aurait voulu, se souvient le fils, «  dévorer les oreilles du diable »…

Ce requiem prend une fois encore sa force incantatoire de l’observation obsessionnelle des rituels funèbres, de cette routine mortuaire qui fascine Winkler depuis toujours, dans un aller-retour entre le pays des origines et l’Inde où, depuis vingt ans, il a effectué plusieurs séjours, pour assister à Varanasi (ou Bénarès), la ville sainte, à des centaines de cérémonies de crémation, prenant des notes qui ont nourri Sur la rive du Gange (Verdier, 2004).

Comment la mort et la vie se côtoient, se contiennent l’une l’autre, chez les très catholiques paysans de Carinthie tout comme chez les hindouistes qui sont incinérés à Varanasi où ils espèrent trouver la moksha, la délivrance qui libère l’âme de la servitude du corps. Des cadavres des grands-parents, exposés dans la ferme familiale, aux corps brûlants sur les bûchers sacrés, Winkler scrute « avec sa tête-caméra » et rend compte, n’omettant aucun détail, visualisant ainsi des images d’un réalisme parfois à la limite du soutenable, dans des tableaux qui se répètent et se recomposent, des motifs à peine reformulés, à quelques pages d’intervalle autant que de livre en livre. Et le lauréat 2008 du prix Büchner offre au plus remarquable de ses défunts un sidérant bûcher-tombeau.