Sur la mise en scène de Jacques Lassalle

Théâtre national de la Colline, 21 mars-27 avril 1996

L’anecdote n’est plus qu’apparence et derrière le brillant mondain d’une soirée de fête se révèle un univers en perdition. Celui d’une haute société qui n’est plus que société d’opérette dans une Vienne ex-capitale d’Empire qui n’est plus que capitale de province. Celui d’un monde que menacent déjà les forces terribles qui vont bouleverser l’Europe et qui continue à vivre comme par le passé…

Incrustée dans les décors de Rudy Sabounghi en harmonie parfaite avec ses effets de rideaux et de miroirs, la mise en scène joue de tous les registres, toutes les nuances, sans avoir l’air de rien faire et de rien dire, tout en faisant et en disant tout. Construite sur un tempo de crescendo savant, elle crée une sorte de mouvement fascinant d’élongation du temps. On est dans l’ordre du triste et du drôle à la fois. On pense au cinéma de Renoir.

Sous l’effet d’une direction d’acteurs tout aussi subtile la distribution se montre éblouissante, faisant entendre tout le texte   – ce qu’il avoue comme ce qu’il tait. De Dominique Labourier, la « sœur » aux touches fines, à Mark Saporta, le « fils » d’une justesse drolatique et terrible dans son contentement de soi, en passant par Marianne Basler, bouleversante en maîtresse éperdue et trahie c’est un véritable florilège. Il faudrait encore citer Michel Peyrelon et Lucien Marchal futur majordome aux allures d’inspecteur inquiétant, Hugues Quester, aristocrate qui en appelle déjà à un ordre nouveau, Roland Amstutz, plein d’humanité simple et chaude, Rosine Rochette touchante…

Et puis, bien sûr, il y a Andrzej Seweryn. C’est lui. L’« homme difficile », ou plutôt, pour reprendre le premier titre de la pièce l’« homme sans intentions ». D’une élégance souveraine, le geste lent, il domine le spectacle, « étranger » au vain tourbillon du monde, comme si un voile s’était abattu entre lui et les autres. Comme si dans cet univers de spectre condamné par les temps nouveaux, plus rien n’avait de sens. Il dit : « Il est impossible d’ouvrir la bouche sans provoquer la plus grande contusion. » Magistral.

Didier Méreuze, La Croix, 29 mars 1996.

 

La pièce, pour sûr admirable, rendue au mieux dans notre langue par Jean-Yves Masson, s’attache à vingt-quatre heures de la vie d’un homme, le comte Hans Karl Bühl, rescapé des tranchées, à ce titre revenu de tout, misanthrope courtois cultivant l’art de se taire au nom de l’indicible, traqué par les femmes, la famille, les amis et l’obligation sociale. La scène est en « Cacanie », soit l’Autriche, pour dire comme Musil dans son Homme sans qualités, qui partage maints traits de cet « Homme difficile ». Tout enchante l’esprit, par la sensation d’irréfragable que suscite le déroulement de l’action scénique. La plus profonde justesse a manifestement guidé tous les choix de Lassalle, jusque dans une façon de sensualité furtive entre les corps en présence, d’autant plus troublante que le quant-à-soi est de rigueur dans cette aristocratie recrue de défaites, qui porte beau par habitude. Les passions semblent distillées par l’alambic du temps théâtral. Chaque geste, chaque mimique, chaque expression portent, sans jamais appuyer. Horlogerie parfaite, minutieuse, collant à merveille à la psychologie singulière que l’œuvre déploie. Et tout semble couler de source, au fil d’un jeu qu’on dirait d’un naturalisme épuré, avec le secours d’une imperturbable ironie. On songe an cinéma de Max Ophüls, à son désenchantement cultivé. C’est donc du théâtre au plus haut point civilisé mais qui, dans des mains vulgaires, n’aurait pu donner que de l’à-peu-prés. Quelque chose d’aussi subtil qu’un corps de ballet en bon état de marche, au service d’une mélancolie poignante. Andrzej Seweryn, on ne le quitte pas des yeux. C’est tout son être qui signifie. Les femmes (Dominique Labourier, Marianne Basler, Océane Mozas…) procèdent d’une grâce mélodieuse rare. Jusqu’aux lignes de forces grotesques de l’intrigue qui surgissent à point nommé avec élégance. Il est clair qu’une intelligence déliée et douloureuse a ici permis la recréation d’un monde qui prend figure de véritable « sonate des spectres ».

Jean-Pierre Leonardini, L’Humanité, 8 avril 1996.

 

À l’heure de la psychanalyse naissante, Hugo von Hofmannsthal se paie le luxe de dénoncer, comme Sigmund Freud, les ruses et les faux-fuyants du langage, les abîmes insondables de nos inconscients. Et, comble de paradoxe, c’est sur scène, lieu sacré du dialogue, qu’il a choisi de stigmatiser la vanité de tous les dialogues ! Apparemment, il écrit une vraie comédie classique, avec unité de temps, d’action et presque de lieu. Apparemment, il compose aussi une œuvre à la mode, frivole et capricieuse, avec intrigue amoureuse et galerie de personnages viennois hauts en couleur, droit sortis des comédies amères de Schnitzler ou des univers déjantés des peintres expressionnistes Kokoschka ou Schiele. En fait, de scène en scène, le poète torpille les archétypes, casse les habitudes, montre un pays bientôt miné par le fascisme, des personnages que tout condamne à la fuite, des histoires qui vont se terminer en non-histoires, et des rêves en cauchemars.

Servi par une troupe magnifique qu’il dirige en virtuose, Jacques Lassalle nous fait valser admirablement entre plaisir de la théâtralité viennoise la plus sucrée et dénonciation de cette même théâtralité. Avec son intelligence douloureuse et constamment blessée, le metteur en scène sert à merveille le texte d’un auteur lui aussi « difficile », perdu entre la fascination et le mépris du verbe, l’amour et la haine du moi.

À l’image du jeu si singulier d’Andrzej Seweryn. Allez le voir, être et ne pas être là, donner l’impression d’aimer et d’être ailleurs, d’être indifférent et passionné. Avec ce même regard impassible et cette intonation monocorde : bouleversant de souffrance inavouable, inavouée, à jamais condamné au silence. Mais quand même toujours sur scène.

Fabienne Pascaud, Télérama, 10 avril 1996.