Transfuge, décembre 2008, par Oriane Jeancourt Galignani
Entretien avec Josef Winckler
Le roman qui vient de sortir en France, paru en 1982 dans votre pays, s’intitule Langue maternelle. Pourquoi ce titre ?
Mes deux premiers romans, non traduits en français, Menschenkind et Der Ackermann aus Kärnten, étaient un travail sur la figure du père. Dans ce troisième roman, Langue maternelle, j’ai voulu me concentrer sur la figure de la mère. L’expression « langue maternelle » est belle car énigmatique. Elle a aussi un sens puisque mon roman a trait à la naissance d’un enfant à la langue, un enfant qui fait face à sa mère.
Une mère qui est, elle, prostrée dans le silence…
Oui, elle ne dit presque rien. Elle est, intérieurement, morte. Vous savez, elle vit encore, elle a 85 ans, et elle ne dit toujours rien. Ce silence, je crois, est dû au fait qu’elle a perdu ses trois frères pendant la Seconde Guerre mondiale. Mes grands-parents du côté de ma mère ne m’ont jamais parlé non plus. Ce silence, ma mère l’a instauré aussi dans notre famille. Elle était enfermée dans son mutisme alors que mon père parlait, ouvrait notre famille sur le monde extérieur en nous racontant des histoires sur d’autres gens. Il était le juge et le conteur. Elle ne connaissait personne, elle nous emprisonnait tous dans son silence et sa solitude, et nul n’était jamais convié dans ce lieu de silence dans lequel elle se retranchait. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi seul, d’aussi triste et d’aussi peu hospitalier. Elle ne ressentait simplement pas le besoin de s’ouvrir aux autres. Même lorsque nous invitions quelqu’un à la maison, jamais elle ne l’accueillait. Elle ne ressentait la nécessité d’aucun lien.
Vous vous sentiez loin de votre mère ?
Non, au contraire. Je me sentais plus proche de ma mère que de mon père. J’étais mélancolique face à son silence, et j’avais toujours, petit, envie de l’en sortir mais aussi de l’y rejoindre pour lui appartenir entièrement. Je n’y suis pas parvenu, j’ai donc choisi d’écrire. Peut-être ne cesserai-je jamais d’écrire pour répondre à ce silence.
Vous écrivez aussi pour surmonter une enfance sans amour…
J’ai écrit six livres sur mon enfance. C’est l’obsession de ma vie. Mon écriture me sert à alléger le poids du passé. Je porte un fardeau très lourd, effectivement celui de l’enfance, mais aussi celui dont l’Église catholique m’a chargé, un fardeau dont on ne se débarrasse jamais. Il faut dire également que s’il est vrai que j’écris pour panser mes blessures d’enfant, en écrivant, je réouvre aussi ces blessures.
On ne peut donc faire table rase par l’écriture ?
L’écriture libère, certes, elle m’offre une merveilleuse échappée tout en me plongeant parfois dans une lutte extrêmement difficile, notamment avec la langue. Je ne fais jamais appel à l’imagination, c’est ma langue qui doit créer mon univers. C’est le miracle que je tente de réaliser à chaque fois que j’écris : la création d’une langue propre. Peter Handke et Thomas Bernhard sont des écrivains qui pensent aussi comme ça. Je m’empare, comme eux, de la matière première de mon enfance, de la langue que j’ai découverte pendant cette période, ces mots hérités, et je les ordonne, dans une inévitable répétition. Ma plus profonde angoisse est de perdre un jour le pouvoir de la langue, d’être réduit au silence de l’écriture. Je vis avec cette peur en permanence.
Thomas Bernhard a-t-il eu une influence sur votre travail ?
Pas à mes débuts. Plus tard, notamment dans l’écriture de Langue maternelle. Je pense qu’on le remarque dans la rhétorique de ressassement. L’œuvre de Thomas Bernhard m’a longtemps passionné dans les années 80 puis elle m’a ennuyé. J’ai réussi à ne plus être dans le ressassement, et mon style s’est peu à peu construit à partir d’images. J’ai voulu ne pas faire comme Bernhard, c’est-à-dire m’enrayer. Je suis plus proche aujourd’hui d’une écriture picturale à la Peter Handke.
Vous partagez avec Peter Handke une colère fondatrice…
Cette colère fait partie de moi depuis que je suis petit. Ensuite, elle a pris forme dans mon art grâce à des poètes comme Jean Genet, Peter Weiss, Hansel Jahn et les existentialistes français. Quand j’y réfléchis, Jean Genet est peut-être le poète le plus important pour moi parce qu’il m’a appris à reconnaître cette colère tout en prenant mes distances vis-à-vis d’elle. Oui, il m’a appris à esthétiser ce sentiment, à faire passer ma rébellion dans l’écriture. Il m’a aussi fait comprendre qu’il faut être dans une autocritique permanente pour faire venir à la langue ce qui n’est à l’origine qu’un cri de haine. Je ne veux pas écrire avec retenue, cela signifierait que je garde certaines choses au fond de moi-même. Donc la lecture de Jean Genet m’a libéré de mes inhibitions dans l’écriture, elle m’a permis d’écrire de manière totalement débridée. Il faut tout dire lorsqu’on écrit, ne rien laisser en arrière, faire jaillir les passions et les frustrations comme un volcan.
Vous partagez aussi avec Genet, comme avec Baudelaire, une esthétique de la douleur…
Je n’ai pas cherché la beauté de la souffrance, c’est simplement la seule beauté qui est apparue dans mon écriture… Une littérature de la confidence, de l’épanchement ne me suffirait pas. Je n’ai pas grand-chose à dire, et ne m’intéresse pas comme lecteur aux récits d’expériences, aussi douloureuses soient-elles. Dans ce sens-là, je me considère comme un poète. C’est l’esthétique de la souffrance qui m’intéresse, pas la souffrance en elle-même.
La Carinthie prend une importance démesurée dans votre œuvre, cette région d’Autriche apparaît comme l’enfer sur terre…
J’écris sur la seule région que je connaisse. Ce village de deux cents habitants construit autour de l’église, c’est la seule matière dont je dispose. J’ai été enfant de chœur dans cette église, j’ai cherché un père dans chaque prêtre, chaque instituteur que j’ai rencontrés au cours de mon enfance, j’ai travaillé toute la journée dans ces fermes, je ne peux pas me défaire de cette expérience. Je ne peux pas dire que j’écris sur ma patrie, puisque je ne comprends pas ce que veut dire cet attachement à la terre de ses ancêtres. La Carinthie m’a aussi beaucoup marqué car c’est une région sur laquelle pèse un système cruel organisé par le catholicisme. J’aurais aimé grandir libre, dans une région protestante, mais peut-être alors ne serais-je pas devenu écrivain.
Il y a aussi cette insupportable culpabilité dont vous ne semblez pas parvenir à vous défaire, hier comme aujourd’hui…
Oui, cette culpabilité, je l’ai apprise au sein de l’Église. Le prêtre s’est un jour adressé à nous, enfants de chœur, et nous a dit qu’il y avait un ange au-dessus de chacun de nous, qui nous observait et dont la seule mission était de nous regarder mener nos existences en notant tout, pour, à notre mort, décider si nous devions aller en enfer ou au paradis. Le prêtre avait ajouté que cet ange ne transcrivait pas seulement nos actes mais aussi nos pensées, bonnes ou mauvaises. Il voit et entend tout, et peut aussi s’infiltrer dans la conscience des enfants. Cet ange me terrorisa toute mon enfance : je n’osais plus penser ou agir, même lorsque je m’endormais, j’étais terrifié à l’idée de rêver de quelque chose d’indécent. J’avais des pensées souvent stupides ou des fantasmes, comme beaucoup d’enfants, et je les imaginais inscrits noir sur blanc dans le livre de l’ange. Voilà comment est né ce sentiment de culpabilité. Toutefois, au cours de mon enfance, j’ai réussi à me défaire de cet ange, lorsqu’en visitant un jour une autre église, je me suis rendu compte que ces anges dorés qui m’effrayaient tant n’étaient en fait que des statuettes vides. Je me suis dit alors qu’un être sans cœur et sans cerveau n’avait pas le pouvoir de m’observer, encore moins de me juger ! J’ai à nouveau ressenti le sentiment de culpabilité à l’adolescence, dès que je me retrouvais dans mon lit, je n’arrêtais pas de penser : « Jésus est un cochon, Jésus est un cochon… », cette idée du cochon Jésus m’obsédait. Aujourd’hui, lorsque je revois cet enfant seul dans son lit en lutte contre ses propres pensées, je comprends pourquoi, plus tard, je me suis tourné vers une littérature extrême.
Cet extrémisme religieux, l’avez-vous aussi poursuivi lors de vos voyages en Inde et en Italie ? Vous choisissez Rome et Bénarès pour vos deux romans hors d’Autriche, des villes fortement imprégnées de mysticisme…
Je suis allé dans ces deux villes comme observateur de la passion religieuse. Je n’y ai pas visité de temples ou de chapelles, mais j’ai contemplé les gens embrasser des statues, s’émouvoir aux larmes lors de rituels, adorer des saints, en Italie mais aussi à Mexico. À Pâques, à Noël, je les ai regardés prier. J’y ai trouvé un lien avec ce que j’avais vécu enfant.
Ce qui semble vous intéresser tout particulièrement, ce sont les rituels de passage entre la vie et la mort…
Dans mon livre Sur la rive du Gange, je n’ai décrit que ces rituels funéraires. Lors d’un voyage en Inde, alors que le groupe qui m’accompagnait visitait les monuments, je me rendais sur les bords du Gange assister aux crémations. J’ai essayé de peindre ces cérémonies d’adieu, telles que je les observais. J’y suis resté plusieurs mois, j’étais littéralement fasciné par ce lien entre les vivants et les morts qui apparaissait sous mes yeux : les enfants nageaient dans le Gange, entre les cadavres. Les cadavres de vaches devenaient des jouets pour les enfants, les chiens rongeaient les os humains qui traînaient sur la rive… J’ai vu des chiens se battre pour un bras d’homme ! Ce lien entre la vie et la mort, je ne l’ai trouvé que sur les rives du Gange.
Est-ce pour les mêmes raisons que vous avez choisi de placer deux de vos romans en Italie ?
Quand on a eu une éducation catholique, on ne désire pas découvrir Paris ou Londres, mais Rome. Ce monde catholique, je le connaissais en petit, je voulais le découvrir en grand. J’ai bien sûr écrit sur le Vatican mais aussi sur les marchés, partout à Rome. J’ai par exemple, dans Natura Morta,essayé de peindre une pieta : tout le roman doit aboutir à l’image d’un homme, tenant un jeune garçon mort dans ses bras. Ces images religieuses au sein de la vie quotidienne, je les ai souvent recherchées et appréciées chez les peintres italiens et flamands de la Renaissance. Je voulais donc moi aussi faire mon propre tableau, une nature morte dans laquelle un jeune homme malchanceux finirait lui aussi par mourir.
Pourquoi y a-t-il autant de jeunes hommes morts ou suicidés dans vos romans ?
Dans mon village, c’est un souvenir très présent chez moi, il y a eu un double suicide de deux jeunes hommes : Jakob et Robert. La Carinthie est une région où l’on se suicide beaucoup. J’ai souvent pensé me suicider quand j’étais jeune. C’est pourquoi je me suis senti aussi proche de ces deux garçons qui, poussés par le désespoir, sont passés à l’acte. Je pense que c’est l’écriture qui m’a sauvé de ce geste, même si, je l’avoue, à 25 ans, je suis passé très près. C’est une question qui me hante. C’est pour cela que je n’ai cessé, ma vie durant, de rechercher ces destins de suicidés, notamment dans les journaux.
Peut-on parler de compassion pour ces jeunes suicidés ?
Oui, une compassion qui serait d’abord tournée vers moi-même. Je suis chacun de ces jeunes hommes pendus qui peuplent mes romans. J’ai beaucoup pensé à la souffrance que chacun d’entre eux a dû porter en secret pendant des années, peut-être pendant toute son enfance, pour en arriver là. Cette douleur que je leur prête est vraisemblablement de la compassion.
La lecture n’a-t-elle pas aussi été un refuge pour vous ?
Oui, et tout d’abord les romans de Karl May, qui sont des livres d’aventures exotiques et qui m’ont permis de m’échapper de ce petit monde étroit. Ils m’ont sauvé de la mort, du racisme et de l’extrémisme politique (la Carinthie est une région où l’extrême droite est très forte). Grâce à ces récits d’aventures, j’ai appris à aimer des contrées lointaines comme l’Iran et l’Irak, alors que d’autres, qui ont eu la même enfance que moi, des fils de fermiers, sont devenus de vrais racistes militants.
Il y a dans Langue maternelle des allusions à Hitler et à l’extermination des Juifs. Ressentez-vous en Autriche la permanence d’un antisémitisme et d’un racisme forts ?
Oui. Pour vous répondre, j’aimerais vous parler d’un autre roman, Quand l’heure viendra. Dans ce roman, je mets en scène un dialogue entre trois vieux messieurs. L’un d’eux est mon père, les deux autres sont mes oncles. Alors qu’ils viennent de se rendre auprès des tombes de leurs parents, ils échangent leurs souvenirs de guerre, tout en priant, puis ils se lancent dans des diatribes haineuses contre les Juifs, les étrangers, les chômeurs. J’ai assisté à ce type de discussions plusieurs fois par an. Il faut bien dire que le nationalisme et l’antisémitisme étaient là en permanence. À l’école et à l’église, on nous enseignait un nationalisme xénophobe. Même chez mes parents qui n’étaient pas des fanatiques, la haine faisait partie de notre quotidien…
Votre génération en Allemagne s’est beaucoup interrogée sur l’époque nazie. Vous êtes-vous intéressé au passé de votre famille ?
Non, les Autrichiens se sont vus longtemps comme les victimes des nazis. Les Allemands ont commencé vingt ou trente ans plus tôt leur travail de mémoire au Parlement, dans les livres et parmi la population. Les Autrichiens ont ignoré leur culpabilité le plus longtemps possible. Le débat intellectuel a commencé bien plus tard avec un chancelier antipathique, Kurt Waldheim, qui a menti sur son passé. On a retrouvé une photo de lui, où il est juché sur un cheval SA [section d’assaut] alors qu’il a nié jusqu’au bout son appartenance aux SA. Face aux preuves, il a fini par avouer et ça a été une grande chance pour l’Autriche qui a commencé à réfléchir sur cette période. La presse a ouvert la discussion, Kurt Waldheim a démissionné. Cette photo du chancelier allemand en SA est devenue un symbole du mensonge et du silence autrichiens. Cette affaire a eu des répercussions jusque dans les petits villages. J’ai alors découvert que j’avais grandi dans le mensonge et la dissimulation, un complot du silence fomenté par tous les notables du village : le prêtre, l’instituteur et toutes les autres figures de l’autorité. Quand j’écris sur l’Autriche, je n’écris pas sur le pays mais sur ce que m’a fait ce pays.
Retournez-vous aujourd’hui en Carinthie ?
Je vis là-bas, dans une petite ville, à soixante kilomètres du village où habite encore ma famille. Mon père est mort à 100 ans, il y a quelques années. Je ne retourne pas dans le village, trop de gens me haïssent à cause de ce que j’ai écrit sur eux. Je suis souvent menacé et j’ai même été attaqué une fois par un néonazi complètement fou. Je suis né là-bas, c’est comme ça, je ne peux pas quitter cette terre, même si aucun sentiment ne m’y relie. Quand j’écris, chaque fois, j’y suis ramené. Je suis un peu comme Paul Celan qui était toujours ramené à l’Allemagne. Il disait d’ailleurs que la mort était le maître de l’Allemagne. Je dirais la même chose de l’Autriche.
La mort encore et toujours. Comment vous est-elle devenue si familière ?
Mon premier souvenir d’enfance remonte à mes 3 ans : je suis porté par ma tante auprès du cadavre de ma grand-mère gisant sur son lit. La première image qui me revient, c’est une image de mort. On m’a en quelque sorte inscrit la mort dans la conscience. Le premier monde auquel j’ai accédé enfant, ce fut la chambre d’une femme morte. J’ai aussi souvent côtoyé les morts en tant qu’enfant de chœur, le prêtre nous emmenait dans les maisons des personnes qui venaient de mourir. Le deuil que ma mère nous a infligé à toutes les cérémonies catholiques, Pâques ou Noël, en mettant sous nos yeux d’enfants les photos de ses trois frères tombés pendant la guerre, a aussi rendu la mort très présente.
Écrivez-vous pour les morts ou pour les vivants ?
J’écris d’abord pour moi. Et peut-être pour ces milliers d’inconnus qui lisent mes romans.
Peut-être vos livres permettront-ils à certains jeunes hommes d’assumer leur homosexualité. Jean Genet vous a-t-il permis d’accéder à une érotique homosexuelle ?
Non ! L’univers homosexuel de Genet ne me plaît pas : cet univers des prisons et des petits malfrats ne m’excite pas. Seule sa langue a retenu mon attention.
Peut-on dire de vos livres qu’ils sont chacun des Memento Mori ?
Oui, peut-être. Même si je ne sais pas s’il est vraiment nécessaire de rappeler aux hommes qu’ils vont mourir.