Le Figaro, 16 novembre 2000, par Claude-Michel Cluny

Concert pour le temps dernier

Nos professeurs de rhétorique, puis les bons patrons de presse conseillaient de soigner « l’attaque » d’une dissertation ou d’un « papier ». L’écrivain autrichien Josef Winkler, à l’entrée d’un roman aussi beau et noir qu’un orage de montagne, n’omet pas les bons vieux préceptes : il asperge le lecteur d’une jarre de « brouet d’os à l’odeur putride ». Ce brouet, en patois le pandapigl, dont les paysans de l’Autriche du Sud usaient en été, « avait la propriété de repousser les insectes qui, les jours de canicule surtout, harcelaient les chevaux de trait dans les champs… ».

Quitte à brûler de l’encens surtout ne vous arrêtez pas là ! Le liminaire, tout stupéfiant qu’il soit, reviendra d’ailleurs en manière de leitmotiv. Le livre est construit comme une fugue, les figures tenant lieu d’instruments. Plutôt désaccordés. Josef Winkler nous joue une musique pour « quand le jour viendra », ce jour que tous redoutent, et ce jour-là même le pandapigl, dont l’odorant continuo persiste, ne fera pas reculer Satan. Peut-être aussi fera-t-il horreur au Créateur accueillant sa créature…

Nous sommes en Carinthie. Dans un village modeste, mais dont la mémoire individuelle et collective est grande.

Josef Winkler ne dépeint pas l’Arcadie ; il s’agit plutôt d’un pays de pendus. Le nombre de suicides par pendaison y atteint un excellent niveau de réussite et d’exemplarité. Un jour passe, on tourne une page et, le jour venu, appelé, par l’âge, le malheur, sait-on ? voilà un pendu de plus.

Galerie de portraits qui fait songer à ceux que nous ont laissés les peintres de l’École du Danube, ou les Rhénans, pétris de volonté, de violence matoise, de sournoise intelligence ou de sottise ; un univers paysan pitoyable ou dur, péchant avec la trouille des conséquences, vivant plus dans la peur de la mort que par amour de la vie et des autres.

Fugue funèbre, mais éclatante de talent, de couleur, de détails savoureux, soutenue d’une espèce de rage rétrospective, de vérité secrète, de cri ravalé. Tout cela tenu en main par l’art incontestable, et incontestablement original de l’écrivain.

Passé les premières douches putrides – elles reviennent quand on ne s’y attend plus –, le récit syncopé déploie un grand pouvoir d’attraction. Les personnages sont campés dans des scènes dont on croit à peine qu’elles sont imaginées, qu’elles n’ont pas été arrachées à l’almanach d’un village, jour après jour, au fil des années, dans un désordre savant. Nous sommes dans un récit d’étonnements, permanents.

Tout sans cesse est contrasté. La maîtrise préside à l’enchevêtrement des souvenirs, des scènes et des destinées villageoises sur un fond d’enluminures adroitement naïves, fait un terrible théâtre de la médiocrité humaine. Mais on ne s’en déprend pas, tant la curiosité, l’intérêt, la causticité nous happent page après page. Sordide beauté, toilette des morts et fragrances des fleurs, roses ou narcisses, jetées sur le calvaire ornementé par le curé, tout témoigne avec force de la vision romanesque.

L’unique moment d’amour, qu’on devine sacrifié, se trahit par le double suicide de deux garçons, pendus, embrassés nus l’un à l’autre, dans la grange du haut du village. Sacrifice qui a l’impudeur superbe d’une célébration à la face du monde de ce que ce monde refuse. Sous ce qu’on croit être le pittoresque, ou le fait divers, ou encore le tableau de genre, chaque séquence du roman porte une charge critique que rien ne saurait désamorcer.

L’ambiguïté du statut du narrateur contribue aussi à instiller et le doute et l’attente. Où situer le clivage entre une biographie amère supposée et ce qui pourrait s’avérer le fruit empoisonné d’un magnifique délire ? Qu’importe, après tout. Le vrai, ici, d’où qu’il vienne, est devenu autre : il relève de l’imaginaire de Josef Winkler. Le troisième de ses romans, brillamment traduit par Bernard Banoun, le place au premier rang de la nouvelle littérature de langue allemande.