Le Temps, 21 octobre 2000, par Wilfred Schiltknecht
Josef Winkler peint l’enfer de la Carinthie
De Josef Winkler, le lecteur de langue française a pu lire il y a deux ans Cimetière des oranges amères (Friedhof der bitteren Orangen, Suhrkamp 1990, LT du 11 juillet 1998): évoquant avec une noirceur cruelle les miséreux des bas-quartiers de Rome, le livre entraînait dans des débordements imaginaires provocants et d’une étrangeté fascinante. Précédemment, le roman Le Serf (Verdier 1993, Der Leibeigene, Suhrkamp 1987) avait dépeint avec un réalisme effrayant les souffrances d’une enfance rurale. Et c’est à ce même univers de la vie paysanne en Carinthie que l’auteur revient, comme toujours sans le moindre souci de ménager les sensibilités, dans son neuvième livre, Quand l’heure viendra (Wenn es soweit ist, Suhrkamp 1998). L’effroi y guette encore à chaque page, même si l’auteur a maintenant pris quelque distance à l’endroit de ses traumatismes originels en renonçant, dans ce long récit, à un narrateur à la première personne.
D’emblée, avant qu’en exergue un passage de Jean Genet ne vienne à mettre en garde contre l’attitude physique délétère de la prière chrétienne, la recette du Pandapigl, un ancestral «brouet d’os», donnée par le nonagénaire père de Max le narrateur, qualifié quant à lui de « ramasseur d’os », crée l’ambiance. Il faut, pour concocter cette mixture putride, dont les paysans enduisent leurs chevaux pour chasser les insectes, cuire des os d’animaux jusqu’à former une épaisse bouillie noire, sur laquelle Max dépose, dans le cours du livre, les uns après les autres, les ossements des trente-six personnages et victimes qui en animent les péripéties. Défilent ainsi, entrecoupées de citations de prières ou de vers tirés des Litanies de Satan de Baudelaire, par fragments qui s’entrelacent, se répètent et parfois menacent de se confondre, des scènes de la vie villageoise du début à la fin du XXe siècle.
Et ne cesse de revenir aussi, pour bien figurer les menaces qui planent sur toutes ces vies, la terrifiante image peinte par le curé sur le calvaire édifié à son instigation au centre du village: un pécheur hurle de douleur « entre les hautes flammes de l’enfer, enroulé autour de son torse, un gros serpent vert s’approche de sa tête… Lucifer, aux ailes diaboliques rouges, verse dans la bouche du supplicié un gobelet rempli de fiel. » Sous de tels auspices, et sous l’emprise d’une Église qui pèse à tel point sur les âmes que, même dans une prairie estivale, le narrateur entrevoit des cierges, l’existence apparaît angoissante et, comme l’époque, en proie à des événements tragiques.
Peu de péripéties, dans cette chronique villageoise, rassérènent et peuvent porter à sourire. Sont entrevus une kermesse, un repas de fête à l’enseigne de la religion, les jeux de l’enfance. Les signes du progrès aussi, les premières ampoules électriques, l’automobile et, plus tard, le petit écran et le lion rugissant de la Métro Goldwyn Mayer qui apparaissent dans les chaumières. Mais dans un quotidien placé sous le règne du catholicisme et sous l’autorité des hommes, avec leurs us et superstitions ancestrales, dominent avant tout une animalité brutale, la cruauté, les querelles et la haine, les accidents et la maladie, qui poussent à la déraison et au désespoir.
Dépeints comme toujours chez Winkler jusque dans les détails les plus atroces, s’accumulent les blessures, les morts soudaines et les cancers qui rongent, et se poursuit interminablement, à tous les âges, « la ronde des suicides ». C’est le doigt sectionné du petit garçon jeté froidement sur le fumier, les bras arrachés dans une tranchée, une tête fracassée par une balle, les pendus présentés en gros plan. C’est le petit écolier tué sur le coup par un chauffard, le liquide cadavérique qui suinte de la bière sur les croque-morts, le corps en décomposition qui gonfle jusqu’à en faire éclater le cercueil. La narration plonge dans une réalité effrayante et ne recule devant aucun effet pour la faire ressentir comme telle.
Ce triste lot des humains sous l’emprise du mal semble peu susceptible de s’améliorer pour l’heure. Dans la scène finale, qui ajoute au livre une dimension politique en rappelant dans ce microcosme carinthien la montée de l’extrême droite, un nonagénaire à la moustache hitlérienne, festoyant avec deux acolytes de son âge, casse du nègre et du Turc en regrettant le temps du Führer et maudissant tous les juifs qui en ont réchappé…
La vision winklerienne est impitoyable. Si vous ne craignez pas le haut-le-corps et la dépression, risquez-vous à l’affronter. Dans un livre remarquablement composé, vous découvrirez une écriture forte, portée par des élans obsessionnels et des séquences visionnaires. Celle d’un maître en sa lugubre matière.