Lire, octobre 2000, par Lili Braniste

Un briseur de tabous

Honni par ses concitoyens, grand imprécateur de la littérature autrichienne à la suite de Thomas Bernhard dont il affirme n’avoir lu les œuvres qu’après avoir publié ses deux premiers livres, Joseph Winkler, né en 1953 dans un village de Carinthie, est pourtant couvert de récompenses littéraires. « Je hais trop mon pays pour le quitter », dit ce fils de paysans, élevé dans un fief de l’obscurantisine sous la haute surveillance de l’Église catholique. À dix-sept ans, la lecture de Jean Genet le délivre de sa culpabilité homosexuelle. Le suicide commun de deux gamins du village est le détonateur de la vocation de cet écrivain hanté par l’enfance meurtrie et l’omniprésence de la mort. Dès l’un de ses premiers livres, Le Serf, sa prose baroque et flamboyante se déchaîne contre l’intolérance de l’Église, contre la haine des homosexuels qui n’a d’égale que celle des Juifs et des Tziganes. Avec Cimetière des oranges amères, il ressasse en Italie les obsessions religieuses de son village natal.

C’est dans ce village, dramatiquement construit en forme de croix, où la notion de péché est an cœur de la vie sociale, que l’auteur revient pour faire exploser les secrets de famille et briser les tabous. Quand l’heure viendra se présente comme un inventaire dont le ton reste laconique jusque dans les descriptions les plus effroyables : le recensement glacé des trente-six habitants du village, le récit de leur histoire souvent atroce, de leur agonie, et du sort final qui leur est réservé, dans une jarre commune, où se préparait à partir d’ossements d’animaux un brouet putride dont on badigeonnait les chevaux pour les protéger des moustiques.

Le narrateur est un petit homme de quatre-vingt-dix ans, porteur d’une moustache évocatrice, en qui les lecteurs familiers de Winkler reconnaîtront le terrible père de l’auteur qui régnait sur l’âme de ses enfants comme sur la naissance de ses veaux. Auditeur attentif, parlant de lui-même à la troisième personne sous le nom de Maximilien, le fils, l’écrivain homosexuel qui revient toujours au pays, récupère les morts, recueille leur histoire et – symbole de sa fonction d’écrivain – leur rend la paix de l’âme dans la jarre pestilentielle. Depuis les années 30, la jarre contenait les ossements d’un homme qui avait renversé la statue de Jésus dans un torrent. Le christ en bois y avait perdu ses bras, le profanateur perdit les siens au cours de la Seconde Guerre mondiale. Il y a Katarina, hallucinée de chagrin, qui se rendait au cimetière tous les jours depuis quinze ans dans l’espoir de voir son fils surgir de sa tombe, le suicide d’une jeune Ukrainienne terrorisée par ses premières menstrues, le suicide de Roman, suivi de celui de son père, enfin le suicide couplé de Leopold et de Jonathan, pendus enlacés à dix-sept ans. À la fin du livre, trois vieillards nostalgiques évoquent le passé nazi, leur discours haineux ponctué des Litanies de Satan de Baudelaire. Par sa lutte acharnée contre l’Église, Joseph Winkler a si bien intégré les symboles religieux qu’ils sont devenus son mode d’expression. C’est dans le langage ecclésiastique que cette prodigieuse chronique des travaux et des jours dans un village de Carinthie, berceau de l’extrême droite autrichienne, trouve étrangement la source de son art poétique : « L’Église m’a détruit, dit l’auteur, mais sans elle je ne serais rien. »