L’Humanité, 28 juillet 2011, par Alain Nicolas
Les ombres japonaises, pour un autre sentiment du monde
La réédition très attendue d’un célèbre essai de Tanizaki, méditant sur le rôle de la lumière dans les sensibilités et les imaginaires japonais et occidental. Un écrit précurseur, toujours d’actualité quatre-vingts ans après.
Comment adapter le confort moderne occidental à un intérieur au pur style japonais ? Question futile qui explique mal le statut de véritable livre culte de cet Éloge de l’ombre, paru en 1933, tenu par beaucoup comme un manifeste esthétique faisant référence aujourd’hui encore et considéré comme son chef-d’œuvre. Question que l’auteur pose avec sérieux et traite de manière approfondie, avec un sens du détail qui surprendra. Ainsi, la question des lieux d’aisances, régulièrement citée avec le sourire par les lecteurs occidentaux, n’est pas un sujet de plaisanterie, même si dans ses romans Tanizaki montre à l’envi qu’il ne refoule rien du corps, ni de ses manifestations. Ici, il s’agit simplement de montrer comment une banale contrainte physiologique peut être satisfaite dans des conditions qui permettent la contemplation : « Nos ancêtres qui poétisaient toute chose avaient paradoxalement réussi à transmuer en un lieu d’ultime bon goût l’endroit qui, de toute la demeure, devait par destination être le plus sordide et, par une étroite association avec la nature, à l’estomper dans une délicate association d’images. » « Lieu idéal », les toilettes japonaises s’opposent à celles de l’Occident, lisses, carrelées, hermétiquement closes et éclairées à l’excès. Un paradoxe pour notre civilisation qui décide que « le lieu est malpropre et qu’on doit se garder même d’y faire en public la moindre allusion. »
Ce long développement n’a pas été placé en tête du livre par hasard. Depuis le séisme de 1923 qui a détruit Tokyo, beaucoup de Japonais se préoccupent, au moment de rebâtir leur maison, de l’intégration du confort à l’occidentale – électricité, chauffage, portes vitrées, ventilateurs, lampes. Sans être passéiste, l’auteur réfléchit sur les conséquences de ces innovations sur le sentiment du monde japonais. On comprend l’intérêt que Roland Barthes, l’auteur de L’Empire des signes, lui portait. Avec pertinence, Tanizaki étudie en détail les différences entre pinceau et stylo, céramique et laque, celle-ci étant préférable pour sa « qualité d’ombre ». Au-delà des aspects anecdotiques et pittoresques, il y a là une profonde méditation que résume bien le titre, Éloge de l’ombre. Les pouvoirs de l’obscurité, écrasés par la blancheur « translucide, évidente et banale » du monde occidental, créent la beauté comme un joyau se révèle par son rayonnement dans le noir : « Avez-vous jamais, vous qui me lisez, vu la « couleur des ténèbres » à la lueur d’une flamme ? » Peut-on imaginer plus simple éloge ?