Lire, juillet 2011, par André Clavel
La réédition du chef-d’œuvre de Tanizaki, Éloge de l’ombre, à savourer dans toute sa subtilité.
Une littérature teintée de mélancolie et de délicatesse. Une prose enivrante, qui voltige comme des pétales de cerisier. Un cocktail de belles endormies, de soupirs métaphysiques et de paysages immaculés. Un auteur hanté par la beauté féminine, par la blancheur des corps mais aussi par la noirceur des pulsions qui les habitent. L’immense Junichirô Tanizaki (1886-1965) a déjà eu droit à la Pléiade – où culmine Le Goût des orties, titre qui résume toute son œuvre – et il nous revient avec un chef-d’œuvre, écrit en 1933 : Éloge de l’ombre, sorte de condensé de la culture japonaise. Une culture qui, aux yeux de Tanizaki, n’est pas celle de la clarté – trop éblouissante, donc trompeuse –, mais celle de l’ombre, du crépuscule, des lampes qui s’éteignent, de la légèreté impalpable. Avec des codes secrets que l’on ne peut déchiffrer qu’à travers la danse d’un roseau sous le souffle du vent, le frémissement du thé dans la porcelaine, le tremblement du pinceau qui trace un idéogramme, la courbe énigmatique d’une paupière ou la silhouette fantomatique d’un acteur du théâtre nô.
Et Tanizaki rappelle que les Japonais ont poussé la subtilité jusqu’à s’entourer – dans leur architecture mais également dans leurs décors familiers – d’objets « mats » qui semblent absorber constamment la lumière. Le papier, par exemple. Et bien sûr les laques, que seule la pénombre est capable de mettre en valeur. « Un laque décoré à la poudre d’or n’est pas fait pour être embrassé d’un seul coup d’œil dans un endroit illuminé, écrit Tanizaki, mais pour être deviné dans un lieu obscur, dans une lueur diffuse qui, par instants, en révèle l’un ou l’autre détail, de telle sorte qu’il suscite des résonances inexprimables. » Et, à travers ce culte de l’ombre, la civilisation japonaise a pu atteindre des sommets de raffinement que l’on retrouve aussi bien dans le galbe d’une pierre de jade, dans le silence d’un temple, dans la concentration lapidaire d’un haïku, dans la sobriété des gestes de politesse ou des techniques culinaires, tout en ellipses. Il faut savourer ce petit essai qui est tout à la fois un art de vivre, une sémiologie du quotidien, une invitation à philosopher, une réflexion sur la conception japonaise de la beauté. Et un éloge de la sagesse, dans cet « empire des signes » qui fascinait Roland Barthes.