L’Express, 22 juin 2011, par Emmanuel Hecht

Ombres japonaises

La technique n’est pas forcément un progrès pour la civilisation. La leçon – toujours actuelle – du maître Tanizaki.

Imaginez un long article sur les luminaires se métamorphosant au fil des pages en un traité d’esthétique. Inconcevable ? C’est pourtant l’impression renvoyée par Éloge de l’ombre, l’essai de Junichirô Tanizaki (1886-1965) publié en 1933 et réédité dans la superbe traduction de René Sieffert. Tout part de questions d’apparence banale. Pourquoi un Japonais soucieux d’adapter le confort moderne – éclairage, chauffage, sanitaires – devrait-il renoncer aux canons du beau ? Pourquoi devrait-il se passer du « raffinement » atteint par les lieux d’aisance traditionnels, « à l’abri d’un bosquet », « fleurant bon le feuillage et la mousse » et s’ouvrant sur « l’azur bleu du ciel » ? Tanizaki jauge ses réponses en faisant feu de tout bois : l’usage des laques et des céramiques la forme des auvents ; les critères de la beauté féminine à Kyoto (buste long et poitrine plate)… Il tente une théorie. Les Occidentaux, à l’affût du progrès et d’explication à toute chose, sont en quête d’« une clarté plus vive » : ils traquent donc le moindre recoin d’ombre. Les Orientaux, à l’inverse, s’accommodent des limites qui leur sont imposées, y compris l’absence de lumière.
N’importe. Le lecteur se laisse bercer par ce passage en revue encyclopédique quasi hypnotique, sans toujours saisir le dessein du maître. Heureusement, Tanizaki finit par vendre la mèche. Il est en mission pour régler son compte à une littérature japonaise coupable de s’être approprié les artifices du roman occidental. Il appelle de ses vœux un retour aux valeurs nationales, l’ombre et le dépouillement. Joignant l’acte à la parole, il se propose aussitôt d’« éteindre [sa] lampe électrique »…