Books, juin 2011
Leçon d’harmonie japonaise
Désemparé par l’occidentalisation de l’Archipel, Junichirô Tanizaki livrait, en 1933, sa réflexion sur la conception nippone du beau. En conviant ses concitoyens à retrouver le goût du clair-obscur.
Si vous désespérez de comprendre le Japon, lisez le petit traité d’esthétique comparée occidentalo-nippone de l’écrivain Junichirô Tanizaki, Éloge de l’ombre, que rééditent les éditions Verdier. Vous y découvrirez que le mystère est épais, mais qu’une règle plutôt simple permet de l’éclaircir : tout ce que vénère l’Occident, le Japon l’abhorre, et réciproquement. Cela se vérifie dans presque tous les domaines car, comme l’écrit le philosophe Anthony Clifford Grayling dans le Guardian, l’esthétique japonaise « est en parfaite contradiction avec celle de l’Occident, fonctionnelle, moderne, éphémère ».
Précision importante : Tanizaki a publié son opus en 1933, dix ans après que le grand séisme du Kanto a détruit à peu près tous les vestiges du passé de la région de Tokyo. L’écrivain traditionaliste critique la société nippone, de plus en plus occidentalisée, surtout depuis l’arrivée de l’électricité dans l’archipel. Car là où l’Occident aime les éclairages crus, les lumières vives, les couleurs criardes, « nous autres Orientaux, écrit-il, créons de la beauté en faisant naître des ombres dans des endroits insignifiants par eux-mêmes ». Le Japon traditionnel, c’est-à-dire d’avant la révolution industrielle et l’ère Meiji (mot qui signifie « clarté »), privilégie en effet le clair-obscur, le nuancé, la lueur d’une chandelle sur une laque ancienne. Et cette lueur diffuse, assombrie, colore à son tour l’ensemble du paysage esthétique.
Aux yeux d’un Tanizaki, le Japonais rejette tout ce qui est neuf, bruyant, fébrile ; il préfère ce qui est doux, calme, mélodieux, assourdi – qualités qui, pour l’auteur de La Vie secrète du seigneur Musashi, trouvent leur parfaite et conjointe expression dans ce singulier archétype : les toilettes traditionnelles. « Chaque fois que, dans un monastère de Kyoto ou de Nara, on me montre le chemin des lieux d’aisances construits à la manière de jadis, semi-obscurs et pourtant d’une propreté méticuleuse, écrit Tanizaki, je ressens combien de tels lieux sont conçus pour la paix de l’esprit. Toujours à l’écart du bâtiment principal, ils sont disposés à l’abri d’un bosquet, d’où vous parvient une odeur de vert feuillage et de mousse. »
S’extasiant, accroupi dans la pénombre, sur « le spectacle du jardin qui s’étend sous la fenêtre », Tanizaki est à mille lieues du Tokyo d’aujourd’hui, brillant de ses néons, retentissant du tintamarre des automobiles et saturé des dernières technologies made in Japan. Contradiction ? Oui, mais le contradictoire fait précisément partie de cette esthétique qui aime la combinaison des contraires, et ne voit dans le beau qu’« une sublimation des réalités de la vie ».