Le Nouvel Observateur, 1er janvier 2013, par Jacqueline Pigeot

Le roman du Genji : Destins de femmes

C’est la vie du Genji, prince du Japon ancien, puis celle de son fils, qui constituent le fil conducteur de ce long roman, touffu mais très construit, dont les fines analyses psychologiques, notamment celles des personnages féminins, continuent de fasciner.

Aucune œuvre de la littérature japonaise, une littérature qui depuis plus de douze cents ans a produit tant de chefs-d’œuvre dans de multiples genres, n’a acquis le prestige dont jouit encore au Japon Le Roman du Genji – ou Dit du Genji – (Genji monogatari). Du vivant de son auteur, en 1008, il était déjà goûté à la cour et, durant des siècles, il a été lu, commenté, a inspiré romanciers, poètes et peintres, avant d’être porté à la scène, puis à l’écran. Et pourtant, le Genji n’était qu’un roman, c’est-à-dire un écrit relevant d’un genre long temps réputé futile, puisque y sont relatés non pas des faits véridiques, mais des fictions mensongères, des « histoires » (tel est le sens du motmonogatari) tout juste bonnes à divertir les femmes et les enfants. Cette conception, commune à l’époque, est rappelée dans le Genji lui-même. Mais l’auteur fait dire à son porte-parole : « Certes, il n’arrive jamais qu’on décrive telle quelle la vie d’une personne précise ; […] mais il ne s’agit pas de s’écarter du réel. »

Cet auteur qui voulut ainsi donner au roman une dimension nouvelle est une femme, dont on ignore les dates exactes ainsi que le nom véritable : Murasaki Shikibu est l’appellation qu’elle reçut lorsqu’elle servit à la cour de l’impératrice. Elle vécut à une période de l’histoire du Japon particulièrement faste pour les femmes, du moins dans la noblesse : les filles, utiles à leur père pour nouer, par leur mariage ou leur situation à la cour, des alliances avantageuses, étaient éduquées avec soin. D’autres femmes s’illustrèrent comme poétesses ou laissèrent des œuvres de prose aujourd’hui tenues pour des joyaux de la littérature classique (Mémoires d’une Éphémère, Notes de chevet).

Si travaillé qu’en soit le style, émaillé de citations et de références à la poésie chinoise et japonaise, si précises que soient les descriptions de la vie de la cour, le Genji n’en reste pas moins un roman : il relate la vie du personnage qui lui donne son titre, un « Genji », c’est-à-dire un homme d’ascendance impériale mais qui ne peut prétendre au trône, en l’occurrence parce que sa mère, concubine très aimée de l’empereur, n’est pas d’assez haut parage. Sa naissance est bientôt suivie par la mort de sa mère ; tout jeune encore, il est marié, mais ce brillant garçon multiplie les aventures galantes et, surtout, ne tarde pas à nouer une liaison secrète avec « la dame du clos aux glycines », la favorite de l’empereur son père, en qui il croit retrouver la mère trop tôt disparue. Elle lui donne un fils, qui passe pour celui du souverain. Conscient de sa faute et objet de l’hostilité d’une faction devenue puissante à la cour, il s’exile sur les rives de Suma, puis d’Akashi. Bientôt rappelé à la capitale, il voit le fils adultérin monter sur le trône. Une dizaine d’années plus tard, la fille née de la « dame d’Akashi » entre au gynécée du prince héritier, qui devient à son tour empereur. Beau-père du souverain, le Genji est alors au faîte de sa gloire et se construit une fastueuse résidence où il réunit les femmes avec qui il a entretenu une liaison. Il est cependant contraint d’épouser une princesse impériale qui, juste retour des choses, est séduite par un autre homme, et il doit reconnaître leur enfant pour sien. Ce fils supposé est le triste héros des derniers chapitres du roman.

C’est donc la vie de ce personnage parfois appelé Hikaru, « le Radieux », qui constitue le fil conducteur de la plus grande partie de ce roman très long et très touffu, une vie désordonnée et marquée par un adultère doublé d’un crime de lèse-majesté, ce qui a heurté la postérité. Celle-ci fut sans cesse partagée entre la réprobation pour une histoire scandaleuse et l’admiration pour la beauté du récit, avec les évocations si variées des brillantes fêtes du Palais, de la mélancolie des rivages de l’exil, de la paix d’un ermitage de montagne, des rencontres intimes entre hommes et femmes, sans parler de la géniale mise en scène de tant d’épisodes et de la véracité de tant d’observations sur les êtres humains, où l’humour trouve place. Outre les quelque huit cents poèmes où les personnages cristallisent leurs émotions pour les suggérer discrètement à leurs partenaires, la romancière nous fait pénétrer dans le secret des consciences au moyen de très nombreux monologues intérieurs.

L’un des écrivains majeurs du 20e siècle, Tanizaki, admirateur du Genji au point d’en élaborer successivement trois versions en langue moderne, a souligné l’ambiguïté du héros : prince doué de toutes les grâces, constamment encensé par la narratrice, il se montre non seulement volage, mais souvent retors dans ses entreprises de séduction, quand il n’use pas de violence pour parvenir à ses fins. Il éprouve parfois des scrupules, mais a tôt fait de les balayer. Autant qu’à cet amateur de femmes, c’est aux femmes elles-mêmes que le lecteur s’intéresse aujourd’hui comme hier. Pour se limiter, si l’on peut dire, à la constellation des dix-neuf partenaires qui gravitent autour de lui, ce sont dix-neuf destins de femmes que l’on suit au cours du roman1. Chacune est caractérisée par son rang, par ses traits physiques et moraux, par sa relation avec ses parents et son éducation : telle est une orpheline timide, telle est négligée par son père, telle est malgré elle poussée par ses parents dans les bras du Genji. La fille du prince de Hitachi, murée dans sa laideur, dans sa timidité et dans son inébranlable attachement à la mémoire de son défunt père, refuse de le recevoir, mais une chambrière l’introduit. Oubliée pendant plus de dix ans, elle reste obstinément fidèle et sera finalement accueillie par le Genji dans son palais, mais elle y vivra rongée par le ressentiment. Car aucune femme n’est comblée, et la narratrice, à une douzaine de reprises, déplore explicitement la condition féminine. L’épouse en titre du Genji, la « princesse fille du Ministre », lui donne un fils, mais elle est ulcérée par ses frasques et périra de male mort, victime d’une rivale jalouse. La « dame du clos aux glycines », objet de son adoration, est tourmentée par le remords et choisira, comme la Princesse de Clèves, de se retirer du monde. D’autres encore prendront ce parti. Qu’en est-il de celle qui l’accompagne tout au long de sa vie, la délicate et fidèle Murasaki, la femme idéale à qui sans doute la romancière doit le surnom qui lui fut donné ? Encore fillette, elle attire le Genji par son charme et sa ressemblance avec sa tante « la dame du clos aux glycines » ; à son corps défendant, il la prend chez lui et se fait d’abord son père, avant de se muer, au grand désarroi de la fillette, en amant. Bientôt s’établissent entre eux des relations de confiance, de tendresse, et jusqu’à sa mort prématurée, le Genji lui donne sinon la seule place, du moins la première. Mais, outre les blessures dues aux infidélités de celui-ci, outre la séparation durant l’exil, elle a la douleur de n’avoir pas d’enfant et d’être réduite à élever la fille née de la « dame d’Akashi » ; la véritable mère, de son côté, devra accepter que cette fille soit ainsi confiée à une autre.

Tout lecteur, aujourd’hui comme hier, admire avec quel art est montrée la complexité des êtres, notamment de ces femmes déchirées entre leur condition, leurs aspirations, leurs regrets, leurs pulsions, leurs relations à autrui, et dont sont subtilement entrecroisés les destins

 

1. Dans la belle traduction française du Dit du Genji, il est difficile de suivre ces destins, les personnages étant désignés par plusieurs noms et René Sieffert n’indiquant pas à qui renvoient ses appellations.