La Liberté, 13 novembre 1993, par Jean-Baptiste Mauroux
Le Serf ne saurait se résumer en quelques lignes puisqu’il s’offre surtout comme le décalque coruscant des Chants de Maldoror de Lautréamont et de la poésie noire et sacrilège de Notre-Dame des fleurs de Jean Genet. Les pages de ce roman se bousculent dans une fièvre baroque d’images mentales, souvent saisissantes, de fantasmes nourris de meurtres. de viols, de cruautés morbides, d’obsessions macabres, de perversions sexuelles. Bref, un luxurieux jardin de supplices et de délices sulfureux, reflet de celui de Jérôme Bosch, où la chair expie sur des gibets ses extases et ses dérives. Gibets sur lesquels l’auteur rêve aussi de crucifier quelques-uns de ces voyous maghrébins aux gueules d’archange qui hantent l’imaginaire d’un Jean Genet ; ou retrouvant le sadisme d’un Gilles de Rais, lui « prend l’envie de tuer un beau garçon. Je brandis comme Gilles de Rais un couteau sans lame privé de son manche en or et lui ouvre le ventre jusqu’à la gorge… » ; à moins qu’aussi il ne rêve d’une fin sanglante à la Pasolini dans quelque sombre venelle de Naples : « Je me languis d’être poignardé par un ragazzo. »
Tout ce maelström d’hallucinations et de dérives obsessionnelles, l’auteur les flambe au brasier d’images surréalistes qui ne déconcerteront que ceux qui ne se sont jamais enivrés aux alcools des Tzara, Breton, Soupault ou Benjamin Péret.
On y croise par exemple, « des coqs qui décapitent des anges violets… un chevreuil invalide dont la patte grêle est un canon de fusil… des rangs de grenouilles en uniforme qui attendent d’être mangées par des officiers autrichiens… des putains qui se pendent « à des cordons ombilicaux… deux cigognes en sang, vêtues d’habits sacerdotaux… » et autres visions délirantes telle celle de « coudre ensemble cinq langues d’enfants pour en faire un triple porte-malheur ».
Tout en trempant sa plume dans l’encre iconoclaste d’un Thomas Bernhard, l’auteur pratique pour sa propre hygiène mentale « ce dérèglement de tous les sens » préconisé par le jeune Rimbaud. Ces métaphores pour lesquelles il a enduré l’ordalie ne constituent-elles pas, comme il l’écrit, « les seules armes qui lui permettent de combattre l’anéantissement de l’âme » ? N’était-ce point aussi la préoccupation d’un Pascal lorsqu’il écrivait : « Trouver des images assez fortes pour nier notre néant. »