La Revue littéraire, décembre 2004, par Olivier Capparos
Dans la soustraction du poème au monde réside une erreur d’importance souvent négligée et souvent irrésolue chez les traducteurs et commentateurs occidentaux. Un premier écueil commun consiste à considérer un vers monostique comme un tercet. La seconde revient à oublier que ce que le poète du haïku tient pour un poème doit d’abord se tenir sous ses yeux. Les deux versants de vérité, en négatif, de ces erreurs, font une poésie singulière qu’il nous est premièrement difficile d’apprécier : le vers monostique dissipé dans la page est un poème visuel ; l’inhérence native du poème à la perception est le premier pas vers la constitution d’une image.
Si le poème est image, il est d’abord cercle plein, bien fermé, le tracé germinal d’une plante, d’une poussée de vie anonyme. Réalité muette de la lézarde et du caillou, de la lanterne et de la neige fondue. Fines déclinaisons de lumières, mouvements de l’hiver prolongeant l’automne, d’un mot à l’autre… on doit voir les correspondances entre des variations infimes de l’affectivité et l’inclinaison du soleil.
L’image était un anneau, une sphère armilliaire… Voilà maintenant qu’elle se fêle. Une trahison du sentiment, discrète, concise, presque imperceptible, un mouvement de vie trop forte vient troubler la calme perception des saisons. Un peigne peut combler toute l’image d’une réalité invasive, jusqu’à en rayer les apparences.
Au poème 47 :
Ah ! quelle douleur
trouvant par terre le peigne
de ma femme morte
La puissance d’une vision se nourrit d’une douleur secrète qui n’a pas besoin qu’on la paie de mots. Aussi étrange que puisse paraître un tel rapprochement, il y a du Fitzgerald dans cette mélancolie rentrée, sous la feutrine d’une douleur bien à soi.
Buson, le grand poète classique japonais, a chanté le monde sans rien y ajouter. Un chant du sentir, soit la précieuse présence de l’inutile.
Il est peintre. Pour lui le temps remue dans une sphère. Puis il fixe le temps. La césure est l’arête d’un solide. La perception, un arrêt.
Le poème est une chose qui tombe dans le langage. Si en Occident le peintre se peint toujours dans les sujets les plus variés, c’est l’ordre naturel des choses qui se peint lui-même dans la peinture et le geste poétique d’un Buson ou d’un Wang Wei. Le poème s’impose alors seulement par la douce pression d’une main invisible sur notre main, plus lourde, de lecteur.