Le Magazine littéraire, novembre 1993, par Lionel Richard
Le Serf est un livre dur, parce que la dureté des expériences vécues en jaillit complètement intériorisée. Livre qui abonde en références littéraires parce que la littérature lue par le narrateur représente pour lui une libération. Mais ni la qualification de baroque ni celle de fantastique ne sauraient convenir à cette mise en scène d’un village comme une sorte de communauté de bagnards, enfermés dans les murs de tous les préjugés possibles. Brûlé à la fin du siècle, ce village, où les propriétaires terriens avant la Première Guerre mondiale, au dire du père du narrateur, castraient les jeunes paysans, a été reconstruit en forme de croix. Le symbole est patent. Souffrance et rédemption, sous la haute surveillance de l’Église catholique promenant partout ses ostensoirs et son eau bénite !
Oui, livre dont la matière, presque toute de symboles, est articulée sur la présence multipliée de la mort : convois et masques funèbres, cercueils, cadavres d’animaux et d’enfants, sang continuellement répandu, dont le sang menstruel. Cette mort est dotée d’un appareil liturgique, source de toutes les répressions et frustrations. Il y a du Lautréamont et du Genet chez Winkler, l’affirmation provocatrice du mal et l’exhibition d’une homosexualité qui le pousse, lui ou le narrateur de son roman, à déboutonner des braguettes. Curieusement, d’ailleurs, ces pulsions ne conduisent qu’à des épisodes de fellation, et la désignation de l’organe convoité reste dans le registre du vocabulaire pudique. Toute métaphore lui est refusée : c’est un sexe qui se durcit, un membre en érection, une excroissance charnelle.
Le Serf, allemand, celui qui est attaché à la glèbe, est le roman d’une révolte, aux effets de style hautement calculés. Ses procédés d’accumulation et d’excès peuvent irriter. Mais le malaise du lecteur était le but recherché par son auteur, et le moins qu’on puisse dire est qu’il y a réussi.