Le Matin, 1er novembre 1986, par Jacques Roubaud

« La lune oubliée à la fenêtre »

Le poète Jacques Roubaud a bien voulu commenter pour nous la parution, en France, des 99 haiku de Ryokan, un moine du XVIIIe siècle, l’un des maîtres de ce genre poétique minuscule : dix-sept syllabes concentrées sur trois vers.

Le poète américain Ron Padgett a donné une définition opératoire du haiku en haïku. En français : Haïku vers un : cinq syllabes/deuxième vers : sept syllabes/vers trois : cinq syllabes.
L’un des plus petits territoires poétiques du monde, le haïku compense sa petitesse par quelques infinités : une prolifération incessante depuis quatre siècles ; des échos qui se renvoient de poème en poème sans se lasser ni s’affaiblir ; des appels et résonances bouddhistes qui se propagent comme les ondes à la surface d’un lac où vient de tomber une pierre.

Microcosme

En même temps chaque haïku concentre en lui-même un moment poétique intense, sans abstraction, sans réflexion, sans complexité apparente : « Pas d’idées, sinon dans les choses », telle pourrait être une maxime de la forme, bien qu’elle soit du vingtième siècle et de William Carlos Williams. C’est un microcosme transparent de dix-sept syllabes.

On ne doit pas croire cependant que ce soit, comme on l’a cru trop souvent en Occident, une forme fermée. Le haïku s’ouvre sans cesse vers une infinité de prolongements (d’autres haikus le poursuivant et le variant). Il a gardé dans son esthétique quelque chose de ses origines.

Au début, il était hokku, premier chaînon d’une chaîné de poèmes, le renga, où chaque poème devait contenir « ce qu’on accueille du cœur d’un autre dans son propre cœur ».

Le renga, le poème enchaîné, était une création de plusieurs poètes se répondant. Et ainsi le haïku, dans ses sommets, prolonge et annonce en même temps d’autres haïkus, passés-futurs, atteignant la presque infinité dans l’orgueil de sa petitesse. « Il faut se souvenir de ses débuts », dit un précepte esthétique du maître du nô, Zeami. C’est vrai aussi des formes poétiques.

Le moine d’encre

Ryokan, le moine-ermite zen, est le quatrième des premiers « Grands » du haiku : après Basho, le premier et le maître incontesté, Issa et Buson. Il appartient à cette longue lignée des moines-poètes, tantôt errants, tantôt fixés, ermites dans un décor isolé de montagne, d’oiseaux, de fleurs, vivant et composant dans une toute petite cabane une demeure haiku, en quelque sorte, qui tend à devenir de plus en plus sobre et petite avec l’âge.

Comme l’écrit Kamo no Chomei, un des ancêtres médiévaux de Ryokan : « À mesure que ma vie décline, ma demeure diminue. » Les objets et les êtres du monde naturel, le passage des saisons, les variations de style que suscitent les pensées de la mort, de la fragilité et de l’évanouissement des êtres, voilà la nourriture de ces poètes. Et, pour Ryokan, de manière évidente, la lecture de Basho.

Deux particularités de Ryokan doivent être signalées : il excelle, et sa place dans l’histoire du haïku, autour de 1800 le rend possible, à la variation significative, créatrice d’échos multipliés, jouant parfois sur une seule syllabe, à la recréation d’un grand haiku antérieur.

D’autre part, comme le dit Joan Titus-Carmel dans son introduction « l’intime relation entre sa vie et son œuvre poétique et calligraphique est exemplaire ». Chez Ryokan tout spécialement le haïku est une œuvre écrite, une goutte d’encre, une parole peinte, un moment de cet art nommé le sumi-e.

Tout, dans le peu-apparent

Le livre offert ici mérite éloge. Pour la restitution d’une œuvre unique (pas un choix hétéroclite) où chaque poème nous invite à saisir un Tout, mais dans le « peu-apparent » il fallait éviter l’écueil de la paraphrase. Il fallait ne pas céder à la tentation de dire plus que le poème. En même temps il fallait ne pas gommer la forme, le compte des syllabes, ce jeu de l’impair et de l’inégal, renforcé par les ruptures rythmiques des échos sonores multiples et les allusions-citations à des haikus antérieurs.

Dans la déjà longue et difficile histoire de la transmission en France de la poésie japonaise, un grand pas a été accompli (on ne dira jamais assez le mal de la grande compilation américaine de Blyth, modèle de ce qu’il ne faut pas faire. Hélas, c’est bien souvent retraduits de Blyth que les haïkus parviennent jusqu’à nous).

Une des plus grandes réussites, enfin, est la disposition d’une très grande élégance, choisie pour montrer le poème : chaque texte, en japonais, en ligne verticale à gauche, la transcription « romaji » qui permet, pour nous, de lire les sons, en haut de page, la traduction en bas. Le centre de la page est vide et blanc.

Dans ce silence, la transmutation a lieu, par la méditation du lecteur. Cela est bon.