Préface aux Récits de la Kolyma,
par Luba Jurgenson
Qu’est-ce que la Kolyma ? Une presqu’île de l’est de la Sibérie, d’après les géographes. Une île, d’après ses habitants. (On dit bien « aller sur le continent » lorsqu’il s’agit de se rendre sur la Grande Terre.) Une planète, selon les détenus, et même une « planète enchantée : douze mois d’hiver, le reste, c’est l’été ». À en croire certains témoins, comme Evguénia Guinzbourg, qui a séjourné comme Chalamov dans les camps de la Kolyma, c’est une région qui ne figure pas sur la carte, un lieu au-delà des confins du monde, un « toujours plus loin » qui est en même temps un « il n’y a plus où aller », un nulle part.
La géographie concentrationnaire est une géographie mouvante. Aucune carte ne peut rendre compte du perpétuel déplacement des convois, de la circulation des bateaux, du mouvement des prisonniers d’une zone à l’autre, d’un gisement à l’autre. Même si on retraçait tous les itinéraires, si on dessinait toutes les routes, reste, à l’intérieur de chaque convoi, de chaque brigade, une fluidité propre à la Kolyma : la migration d’immenses masses humaines au sein d’une multitude qui ne se tarit pas.
Mais la Kolyma n’est pas seulement une région, une planète, un trou noir. Elle est aussi un texte : lieu de la métamorphose du réel en langage, elle est cette marque qui s’inscrit directement dans le corps et parle à travers le corps. Elle appose sa signature sur les visages, sur les membres. Une signature vouée à être perdue.
Dans quelle langue m’adresser au lecteur ? Si je privilégiais l’authenticité, la vérité, ma langue serait pauvre, indigente. Les métaphores, la complexité du discours apparaissent à un certain degré de l’évolution et disparaissent lorsque ce degré a été franchi en sens inverse. De ce point de vue, tout le récit qui va suivre est inévitablement condamné à être faux, inauthentique. Pas une seule fois je ne m’attardai sur une pensée. Rien que de l’essayer me causait une douleur vraiment physique. Pas une seule fois durant toutes ces années, je n’admirai un paysage : si je garde quelque chose dans ma mémoire, il s’agit d’un souvenir plus tardif. /…/ Comment me faire regagner cet état et dans quelle langue le raconter ? L’enrichissement de la langue, c’est l’appauvrissement de l’aspect factuel, véridique du récit.
Que cherche à nous dire Chalamov lorsque, l’œuvre pratiquement achevée, il se tourne, une nouvelle fois, dans ses « Souvenirs », vers les événements déjà décrits – souvent à maintes reprises – pour les saisir encore, autrement, dans leur totalité, dans l’impossibilité de cette totalité, dans leur absolue fragmentation, les saisir au présent, au passé ? Il y a deux textes, au moins, deux strates essentielles du témoignage : celui du réel, sombre, lacunaire, presque muet, inaccessible, et l’autre, métaphorique, photographique et… inauthentique. Du premier, des échantillons sont livrés au gré des récits, et notamment dans « Sentence » où il est question des vingt vocables qui constituent la langue du détenu. Chacun forme à lui seul une phrase, plus, un fragment de vie du détenu, un moment de la journée. Ces mots ne se contentent pas de raconter, ils sont autant de prélèvements sur le réel. Ce sont des mots-objets, des mots avec lesquels on ne décrit pas la Kolyma, on vit la Kolyma. « La soupe est froide » n’est pas un énoncé qui renvoie à un réel, c’est ce réel même, le désespoir que le détenu porte dans son ventre. Et, inversement, la réalité de la Kolyma est à elle seule un énoncé, tout comme le sont les pierres, la rivière, le graphite du crayon noir qui inscrit les numéros sur les plaques que l’on accroche au pied du détenu mort, l’écharpe volée, le crachat qui gèle au vol, le faible bruissement du gel appelé « langue des étoiles » en iakoute (comment ne pas penser alors à Velimir Khlebnikov qui avait nommé ainsi la langue de la poésie universelle, mais qui ignorait la manière dont les poètes en feraient l’apprentissage). La peau qui déserte les mains et les pieds d’un prisonnier atteint de pellagre en formant un « gant » – conservé dans du formol – cette main dont les lignes portent en elles la Kolyma, n’est pas la main qui tient la plume. Les deux textes sont comme deux peaux superposées : elles appartiennent au même homme, elles laissent les mêmes empreintes, elles sont traversées par les mêmes lignes du destin, mais l’une ne peut tenir que le pic ou la pelle autour desquels les doigts restent douloureusement recourbés, tandis que l’autre prend la plume. Pour témoigner, aussi, de la perte irrémédiable de l’état dans lequel l’expérience a été vécue.
Cette superposition des deux peaux est peut-être la façon de montrer comment une œuvre d’art peut être aussi un document. La littérature russe est riche en œuvres appartenant au genre du « otcherk ». Mais avec les Récits de la Kolyma le genre connaît son complet renouvellement, pour avoir intégré à la notion d’événement celle de l’impossibilité de le dire, pour avoir détecté un noyau muet au sein même de l’expérience – non pas pour une raison mystique, ni parce que l’image de l’événement ferait défaut, comme c’est le cas lorsqu’on parle de la Shoah –, mais parce que le témoignage, comme l’énonce Chalamov, passe par une traduction de la langue de l’expérience vers celle de l’écriture, du mot-objet vers le mot-signe : une traduction entravée par un radical problème d’identité.
Les héros des Récits de la Kolyma n’ont pas d’identité. Pas de biographie, pas de couleur d’yeux. Ils sont ce qu’ils vivent. Leur personnalité n’est pas construite au gré d’un agir et des choix personnels, comme celle d’un héros de roman ou d’un narrateur dans une biographie classique, elle est issue des événements eux-mêmes. Au bord du non-être, ils sont, parce que quelque chose advient encore. Les Récits ne sont donc pas une mosaïque qui restitue un destin. Ils sont autant de fenêtres qui s’ouvrent sur le monde de la Kolyma, sur un seul infini Récit du réel, pour éclairer, un instant, l’émergence d’un « je », d’un être se dessinant au sein du corps collectif, sans continuité, sans prolongement, sans autre destin que la Kolyma elle-même. La construction de ce « je » ne se fait ni par la mémoire, ni par la perception, comme celle de la conscience classique, mais uniquement, par une ultime présence à ce qui est, présence sans cesse menacée d’effacement.
Un « je » brisé, fragmenté, avons-nous dit, un « je » flottant, mouvant comme tout ce qui constitue le réel de la Kolyma, et qui ne doit pas être identifié en bloc avec le personnage de l’auteur. Comment, toutefois, retracer l’itinéraire de Chalamov lui-même à travers le terrain labyrinthique de l’œuvre ? Il faut bannir d’abord toute lecture chronologique. La succession temporelle est brouillée à dessein, à l’intérieur d’une stratification en recueils qui obéit à la logique de la mémoire. Élaboré en une vingtaine d’années, l’édifice des Récits compte, parmi ses matériaux de construction, le temps qui s’est écoulé entre l’expérience et le moment de l’écriture, une mémoire humaine qui, à mesure que l’on s’éloigne de l’événement, a tendance à se prendre elle-même pour objet. Si les premiers récits ont véritablement valeur de photographies prises sur le vif, d’images qui se détachent directement du corps, les textes plus tardifs constituent un document non plus seulement sur les événements, mais aussi sur la manière dont ceux-ci ont été conservés sur les bandes de la mémoire et sur leur surgissement. Chalamov procède en donnant au texte une stratification complexe qui mime celle de l’expérience, construisant, au gré des recueils, les couches géologiques du souvenir. L’éloignement par rapport à l’événement initial, à l’image restituée, ne constitue pas un affaiblissement du réel, mais crée une nouvelle réalité, une réalité psychique dont le rapport à l’événement premier n’est pas celui d’une chose à son image, mais celui d’une blessure à sa cicatrice.
Construit selon le modèle d’un chemin tracé dans la neige vierge, ainsi que le suggère le premier récit, « Sur la neige », le témoignage n’en suit pas pour autant une ligne droite, mais s’enroule imperceptiblement en cercles concentriques. Le lecteur qui parcourt l’espace chalamovien sera amené à lire à plusieurs reprises les mêmes épisodes, tout comme un voyageur perdu dans un désert de neige voit passer les mêmes repères. Retraçons toutefois ici les éléments essentiels de ce parcours.
Le périple concentrationnaire de Chalamov commence avant la Kolyma. Arrêté la première fois en 1929 pour avoir diffusé le texte de Lénine connu sous le nom de « Lettre au Congrès » (appelé aussi, fréquemment, « Le Testament de Lénine »), Chalamov purge sa première peine dans un des camps de travail de Vichéra, décrit dans un recueil du même nom (Verdier, 2000). Ce recueil, bien que relatant une première expérience, constitue la strate la plus tardive de l’œuvre. La Vichéra est néanmoins présente dans plusieurs textes des Récits de la Kolyma (notamment, dans « Première dent »). Chalamov a assisté aux débuts de la Kolyma, et cela avant même sa seconde arrestation en janvier 1937. C’est Berzine, le chef des camps de Vichéra, qui sera chargé du Dalstroï, l’un des grands chantiers de la Kolyma. (v. « Pendu à l’étrier », 1967, recueil Résurrection du mélèze). Pendant le premier séjour de Chalamov au camp, ses parents, restés sans moyens de subsistance, connaîtront une extrême pauvreté. Dans le récit « La croix » (1959, recueil L’Artiste de la pelle) on voit un prêtre aveugle découper à la hache sa croix en or afin de se procurer de la nourriture. Après son retour à Moscou en 1932, Chalamov reverra ses parents, puis assistera à leurs funérailles.
Au moment de sa seconde arrestation, il est marié, père d’une petite fille, auteur de quelques récits publiés et d’autres, inédits, qui seront probablement détruits par sa famille. Condamné à une peine de cinq ans selon l’article 58, sigle KRTD (activité contre-révolutionnaire trotskiste) il est envoyé à la Kolyma. Son arrivée à la mine Partisan en automne 1937 précède de peu la disgrâce de Berzine (arrêté en décembre 1937 et fusillé en août 1938) et la nomination de Pavlov au poste de chef du Dalstroï. Cette époque est connue sous le nom de la période Garanine, ou Garaninchtchina : les camps de la Kolyma deviennent alors des camps d’extermination (v. le récit « Comment cela a commencé », 1964, recueil L’Artiste de la pelle). Des centaines de personnes sont fusillées chaque nuit sur ordre du colonel Garanine. Chalamov survit, mais la faim et les journées de travail de seize heures sur les gisements aurifères l’ont transformé en un « crevard » – en russe « dokhodiaga », littéralement, celui qui est au bout –, mot qui désigne un état humain particulier, entre la vie et la mort. Il doit probablement sa survie à son écriture calligraphique (devenue plus tard quasiment illisible à cause de la maladie de Ménière). Convoqué chez un juge d’instruction après le travail, il transcrit des documents une fois par semaine. En échange, il ne reçoit ni cigarettes ni pain, juste l’autorisation de ne pas travailler ce jour-là. Une fois, en sa présence, le juge d’instruction jette au feu l’un des dossiers : le sien. C’est le dernier cadeau d’un condamné à un autre condamné. Ce juge sera bientôt fusillé lors d’une purge (v. « L’écriture », 1964, recueil L’Artiste de la pelle).
En décembre 1938 Chalamov est conduit à Magadane pour être interrogé dans le cadre d’une « affaire des juristes » fabriquée de toutes pièces, qui vaut à tous les inculpés une condamnation à mort. Il est sauvé in extremis : le fonctionnaire chargé de l’affaire est lui-même arrêté (v. « Le complot des juristes », 1962, recueil Récits de la Kolyma).
Il se retrouve alors, à Magadane, parmi les détenus d’une immense baraque de transit, décrite dans le récit « La quarantaine » (1959, Récits de la Kolyma). De là, quelques mois plus tard, il sera transféré dans une prospection géologique sur le lac Noir, puis sur un gisement aurifère de la région d’Arkagala. En 1942, sa peine est prorogée jusqu’à la fin de la guerre. Pour non-réalisation systématique de la norme, il est envoyé au camp disciplinaire de Djelgala où en 1943 un nouveau procès lui sera intenté, pour avoir dit que Bounine était un grand écrivain russe (v. « Mon procès », 1960, recueil Rive gauche). Paradoxalement, cette nouvelle condamnation contribuera à le sauver. Dans son dossier le sigle meurtrier KRDT (activité contre-révolutionnaire trotskiste) est désormais remplacé par l’alinéa 10, (propagande anti-soviétique), bien moins lourd de conséquences et qui lui permit plus tard d’accéder aux cours d’aide-médecin créés à Magadan, fermés à tous les autres alinéas de l’article 58.
Après le procès à Iagodnoïe, Chalamov travaille dans une « mission de vitamines », au ramassage des aiguilles de pin nain considérées alors (à tort) comme un traitement efficace contre le scorbut (v. « Campos », 1956, Récits de la Kolyma). Il effectuera ensuite un séjour à l’hôpital de Belitchié, sa diarrhée due à la pellagre ayant été heureusement confondue avec la dysanterie, officiellement reconnue comme cause d’hospitalisation (v. « Le gant », recueil Le Gant ou KR-2).
En 1945, Chalamov est envoyé dans un camp où les prisonniers n’ayant pas rempli la norme ne reçoivent pas de pain. Il le quitte à pied et rejoint Iagodnoïe (v. « Ruisseau-diamant », recueil L’Artiste de la pelle). Jeté au cachot, il n’est cependant pas jugé pour évasion, étant donné sa toute récente peine de dix ans, mais envoyé de nouveau à Djelgala. Ce retour au gisement disciplinaire est décrit dans les récits « L’artiste de la pelle », 1959 et « Une ville sur la montagne », 1967, Résurrection du mélèze.
Au printemps 1946 le camp de Djelgala est évacué pour recevoir les prisonniers de guerre soviétiques arrivés d’Italie (v. les récits « Le dernier combat du commandant Pougatchev », Rive gauche, 1959 et « Le procureur vert », 1965, L’Artiste de la pelle). Au camp de transit de Soussoumane, Chalamov parvient à contacter le médecin Pantioukhov qui lui sauvera finalement la vie en lui donnant une recommandation pour les cours d’aide-médecin (v. « Dominos », 1959, Récits de la Kolyma et « Les cours », 1960, L’Artiste de la pelle).
Libéré en 1951, Chalamov doit rester en qualité d’aide-médecin à l’Hôpital Central de Debine, sur la rive gauche de la Kolyma (v. les récits : « La cascade », 1969, Résurrection du mélèze, « Le permafrost éternel », 1970, Le Gant ou KR-2). À cette époque, il commence à écrire des poèmes (v. « Le sentier », 1967, Résurrection du mélèze). Il envoie son premier cahier à Boris Pasternak. Celui-ci lui répondra par une lettre chaleureuse et encourageante (v. « La lettre », 1966, Résurrection du mélèze) que Chalamov ira chercher à cinq cents kilomètres, à travers les neiges de la Kolyma.
En novembre 1953, huit mois après la mort de Staline, Chalamov obtient la permission de quitter la Kolyma (v. « À la poursuite d’une fumée de locomotive » et « Le train », écrits en 1964, recueil L’Artiste de la pelle). Il vient à Moscou pour quelques jours afin de rencontrer sa femme et Pasternak. Le droit d’habiter Moscou lui est refusé : il s’installe dans la région de Kalinine, non loin de la capitale. Il rompt alors avec sa femme, Galina Ignatievna Goudz, qui l’a pourtant attendu durant toutes ces années. Déportée au Kazakhstan après l’arrestation de Chalamov, celle-ci a officiellement divorcé de son mari en 1947 afin d’obtenir l’autorisation de regagner Moscou. Elle exige de Chalamov qu’il ne révèle rien de son expérience des camps à leur fille, qu’elle a élevée dans l’esprit du parti et la haine des ennemis du peuple. Plus, elle lui suggère de tout oublier pour retrouver une vie « normale ». C’est compter sans sa vocation d’écrivain : ce qui lui reste de vie ne sera désormais que souvenir – travail conscient de la mémoire.
La Kolyma, terre des métamorphoses, remet en cause l’existence même de la matière organique et transforme le détenu en un homme minéral.
Lorsque toutes les pertes ont été consommées, lorsque l’homme a franchi toutes les étapes du dépouillement, il se trouve réduit à une certaine quantité de matière, d’os et de muscles. Il n’est alors plus que matière quantifiable, et l’étincelle de vie qui l’anime encore est fonction du poids de ce qui lui reste de chair. Il est perçu et se perçoit lui-même comme de la chair illégitime parce que vivante, mais susceptible de se figer, de se « pétrifier ». La mort, simple passage de la matière à l’état inanimé, est fonction de grammes en moins.
À la Kolyma, c’est la pierre qui est la mesure de toute chose, l’état primordial et final de la matière. La pierre, la neige, le ciel, la mer, les arbres, les animaux et les humains ne sont que les différents états d’une masse universelle, taillés dans le même matériau originel, excrétions d’un monde indifférencié, figé par le froid. L’homme révélé par les camps, l’homme-limite, est un homme « minéral », une excroissance à la surface homogène du monde. Lorsqu’un caillot de matière humaine est traversé par une pulsion de vie, ce n’est pas à l’espèce qu’il se voit renvoyé, mais plutôt à son essence minérale, à la matière indifférenciée, à l’être à l’état pur. « L’homme vit par la force des mêmes principes qui font que vivent un arbre, une pierre, un chien ». (« La quarantaine »).
L’objet et l’animal, témoins silencieux, sont l’incarnation métaphorique de la part silencieuse de l’homme, de sa part innommée.
La pensée, c’est de la matière encore, sa présence dans l’homme se fait sentir par une douleur, comme s’il s’agissait d’un muscle endommagé, son mouvement est perceptible. L’âme aussi est taillée dans le même matériau. À l’inverse, le minéral, la pierre prennent l’apparence du beurre. La pierre est ici à l’état liquide, comme au commencement du monde.
Le monde du camp est le monde de l’involution de la matière. Le processus qui s’opère ici est celui de la métamorphose alchimique à l’envers. L’homme minéral est contenu dans les sols de la Kolyma au même titre que le sont les métaux précieux.
Au cours de cette marche à reculons sur l’échelle de l’évolution, le corps rejoint le statut d’excrément, d’objet « jetable ». Dans le laboratoire infernal l’or, aboutissement traditionnel de la quête alchimique, perd son âme, sa valeur symbolique d’élément spirituel, devient une matière vile et inféconde, morte. Présent sous forme de pépites dans l’eau ou la pierre, il les dégrade. Au lieu de donner la vie il tue, ou bien il est ce résidu récupéré après le décès, ce superflu du corps qui doit encore être ôté : perte doublée de profanation.
L’éparpillement des faits biographiques crée une structure répétitive. Or les épisodes relatés plusieurs fois ne le sont jamais de la même manière. Un même épisode se trouve souvent attribué à des personnages différents ou survient dans des situations différentes. Ainsi, dans le récit « Tâche individuelle », Dougaïev, un jeune détenu, est fusillé pour n’avoir pas réalisé la norme. Mais en lisant un autre récit, « Oraison funèbre » (1960), on comprend que cette épreuve a été vécue par Chalamov lui-même. « Ce qu’est une tâche individuelle, je le raconterai ailleurs » : cette parenthèse, qui renvoie à l’instance de l’écriture, autorise une lecture biographique, d’autant plus que le récit « Tâche individuelle » (1955) est alors déjà écrit. Chalamov utilise l’épisode pour illustrer les exécutions de 1938, mais dans sa propre vie, l’épisode analogue survient plus tard, ce qui explique qu’il en réchappe, alors que Dougaïev, lui, est fusillé. Dougaïev apparaît ainsi comme l’une des hypostases de l’auteur : son double mort. On peut étendre ce mécanisme à de nombreux cas de répétition chez Chalamov : tout au long de l’œuvre, on trouve des couples de personnages, héros de scènes semblables ou coéquipiers, dont l’un meurt, l’autre reste en vie. (Parmi ces personnages, Krist, Goloubbev et Andreïev sont manifestement des hypostases du « je » de l’auteur.) Ou encore, des personnages identifiés par un objet possédé par eux et inévitablement perdu, comme l’écharpe dans les récits « Mai », « Juin », « Ruisseau-Diamant » etc.
Dans le récit « Les baies » le gardien qui tue Rybakov déclare sans ambages au narrateur : « C’est toi que je voulais tuer. » Un autre personnage de double apparaît dans le récit « L’académicien ». Le journaliste Goloubev vient demander une interview à un mathématicien. Celui-ci affirme avoir souvent vu sa signature dans les revues scientifiques des années 1930. « Non, c’est un autre Goloubev », répond le journaliste. « Le Goloubev en question est mort en 1938. » À la fin de la nouvelle on voit le journaliste enfiler son manteau à grand-peine : les articulations de son épaule ont été déchirées lors d’un interrogatoire en 1938. Il y a substitution : le journaliste aurait dû mourir, mais c’est un autre Goloubev qui est mort. Nous savons que Chalamov lui-même n’a survécu que par miracle à l’année 1938. Mandelstam – une autre figure de double – est mort en 1938.
Celui qui meurt et celui qui témoigne de sa mort ne forment en fait qu’un seul personnage. Chalamov restitue ainsi la mort en direct. L’hésitation entre plusieurs variantes du récit, est un des procédés de la prose chalamovienne qui rappelle que l’auteur est vivant puisqu’il tient la plume.
En décrivant la mort du poète Mandelstam dans « Cherry-Brandy » Chalamov parle en fait de la sienne. Tout au long des récits, le Survivant qu’il est apparaît plutôt comme un revenant, un personnage qui a traversé la mort. « La vie affluait en lui puis se retirait, et il se mourait. Mais la vie revenait encore, ses yeux s’ouvraient, des pensées jaillissaient. Seuls les désirs ne venaient pas ». On peut comparer ces lignes à celles des « Souvenirs » : « Je ne me souviens pas d’avoir éprouvé un quelconque désir à l’époque, à part manger, dormir, me reposer. »
La création d’un double qui meurt permet de raconter la descente au tombeau. « Ici l’auteur a tenté d’imaginer, à l’aide de sa propre expérience, ce que Mandelstam a pu penser et sentir au moment de la mort, cette grande égalité des droits entre la ration de pain et la haute poésie, cette immense indifférence, ce calme que procure une mort par la faim qui diffère de toutes les morts « chirurgicales » et « infectieuses », dira-t-il dans l’essai « Au sujet de ma prose ». À la création de ce texte préside le désir, la nécessité de « mettre une croix sur une tombe ». Il ne s’agit pas d’un texte sur Mandelstam. Tout comme « Oraison funèbre » et certains autres, le récit n’est pas un texte « au sujet de quelque chose », il est lui-même un « quelque chose », une sépulture pour les morts anonymes du Goulag.
Ce jeu des doubles est magnifiquement illustré dans l’apparition, très discrète, d’un personnage au sourire effrayant, que croise le poète dans le récit « Cherry-Brandy » : un homme qui a déjà connu la Kolyma et qui garde le silence, ne pouvant révéler aux hommes encore vivants ce qu’est la mort. Ce personnage n’est autre que Chalamov lui-même (on le comprend en lisant le récit « La quarantaine »).
Le héros chalamovien chemine à travers des morts successives qu’il absorbe, qui s’agglutinent en lui : des morts non pas potentielles, mais réelles, vécues, traversées. Le temps du camp est construit à partir de ces morts accumulées, il est fait de toutes ces disparitions à soi. Les morts absorbés par le héros principal (mangés par lui, est-on tenté de dire – voilà qui rejoint le thème du pain d’autrui, les baies de Rybakov récupérées par son camarade, la ration de Mandelstam volée par ses voisins de baraque) finissent par créer la sensation que l’on s’adresse au lecteur « de profundis ».
Chalamov utilise le personnage de double pour l’authentification d’une expérience terrifiante, comme preuve palpable d’un séjour au tombeau.
Le film de la mémoire se déroule à l’infini pour peu que Varlam Chalamov se trouve seul dans une pièce où il peut déclamer, crier, pleurer. Une pièce chauffée, car pour penser au froid de la Kolyma, il doit rester au chaud. Le froid est présent à la mémoire du corps par toutes les saisons. « Mes récits naissent d’une impulsion sonore », dit Chalamov, dévoilant ce que son écriture a de poétique, même quand elle se réalise sous forme de prose. Et aussi : « Il n’y a pas eu de brouillon pour les récits de la Kolyma. Les brouillons sont enfouis profondément dans l’inconscient ». Les cahiers d’écolier dans lesquels il a écrit la plupart de ses récits, au crayon, laissent apercevoir très peu de ratures, comme si en effet les textes lui avaient été dictés.
Ces textes, pour la première fois, sont proposés au lecteur français dans une version intégrale. Puzzle dont cette édition restitue les pièces manquantes, l’œuvre de Chalamov est à lire comme un ensemble s’échafaudant autour d’une expérience fondamentale : celle du vide, du silence, la perte irrémédiable d’un certain état de l’homme et du langage.
Ce qui est perdu, dans le témoignage, c’est ce brouillard dans lequel se meut le prisonnier épuisé et dont il ne sort que lorsqu’il a été, par miracle, admis à l’hôpital ; c’est le silence qui survient lorsque la plupart des mots ont été oubliés et que l’on ne les cherche pas, qu’on ne ressent aucun manque. Ce qui ne peut être dit, c’est cet état où « je » est synonyme de « celui qui vit encore ». La mort vécue en direct est une mort collective, un manque à soi-même répliqué à l’infini.
Les sujets des Récits échappent à l’opposition entre fiction et document. Ils s’enracinent dans le mythologique, élaborés sur le modèle des motifs du conte merveilleux. Ce sont des épisodes avec une forte composante archétypale, susceptibles de migrer d’un recueil à l’autre, enrichis de nouveaux détails et formant des combinaisons différentes. On peut en retrouver certains chez d’autres écrivains traitant des camps soviétiques, parfois chez des auteurs ayant parlé des camps nazis (le motif du pain volé dans L’Espèce humaine de Robert Antelme, celui de l’examen de chimie dans Si c’est un homme de Primo Levi, celui du poème récité au moment de la mort, dans L’Écriture ou la vie de Jorge Semprun). D’autres sont spécifiquement soviétiques, comme celui de « l’édition des romans » pour les truands.
La problématique de la chose et de l’être chez Chalamov renvoie à la question éthique essentielle, celle de l’humain. Il est une vérité qui ne saurait être éludée : tous les systèmes intellectuels et les genres littéraires qui placent l’homme au centre de leurs préoccupations sont invalidés par l’expérience du camp. Si un irréductible demeure – et tous les textes, même les plus désespérés, semblent en faire état – il se place, manifestement, non pas là où l’on s’y serait attendu, dans le lieu du spirituel, du sublime, des sentiments d’amour et d’amitié, mais bien souvent là où l’homme rejoint l’animal, le végétal, le minéral, là où la vie gît à l’état pur. Les sujets chalamoviens puisent à une source archaïque. Le récit primitif de la descente au tombeau, de la mort provisoire et de la renaissance est ici converti en une langue capable de raconter, de la manière la plus adéquate, la réalité moderne des camps.