France catholique, 20 octobre 2000, par Damien Le Guay
Comme Soljenitsyne, l’écrivain Varlam Chalamov sait raconter la vie du goulag pour y avoir vécu. Dans Vichéra, il nous donne à voir la naissance des camps au début des années trente.
Varlam Chalamov, romancier et poète, passa dix-sept ans dans l’univers concentrationnaire soviétique – un tiers de sa vie. Puis il consacra dix-sept autres années à écrire sur ces mêmes camps. Arrêté une première fois en 1929, alors âgé de vingt-deux ans, il fut condamné à trois ans de camp pour avoir diffusé le testament de Lénine. Libéré, il y fut de nouveau envoyé en 1937, pour de fausses « activités contre-révolutionnaires trotskistes ». Libéré dix ans plus tard, il se mit à écrire, à partir de 1954, ses fameux Récits de la Kolyma – chroniques de la (sur)vie dans les camps. Dix-sept ans d’enfer sur terre ; dix-sept ans d’écriture pour redonner vie à tous ces morts. Jamais il ne quitta vraiment l’univers des camps. Grâce à l’écriture romanesque, il relate, par petits récits, comme autant de visages arrachés à l’oubli, des incidents, des situations particulières, des trahisons et des moments de fraternité ; il brosse des portraits, relate ce qu’il a vécu avec ses camarades d’enfer. Face à la mort, il raconte : le froid sibérien, les quatorze heures de travail, les cachots de glace, les passages à tabac, les compagnons disparus, la faim, les brimades, injustices et absurdités infinies. Pour être fusillé, il suffisait de ne pas acclamer Staline avec tout le monde, de voler du pain, de n’avoir plus la force de se présenter à l’appel du matin. Seul et vivant dans le dénuement depuis des années, Chalamov, devenu aveugle et sourd, mourra en 1982, dans un hôpital psychiatrique, sans que son livre ait été publié en russe de son vivant.
Dans Vichéra (intitulé « anti-roman »), écrit en parallèle des Récits de la Kolyma, et qui vient juste d’être traduit en français, Chalamov raconte son premier séjour de trois ans dans les camps, alors que ceux-ci se mettent en place. Au début des années trente ils sont, avant tout, des camps de travaux forcés, avec des règles carcérales respectées par les uns et les autres. Même exagérées. « Un crime, écrit Chalamov, était alors un crime ». Il travaille à la construction d’un combinat chimique, reçoit un salaire et, au fur et à mesure, prend un certain nombre de responsabilités. Il écrit même un rapport critique sur les traitements des femmes – toutes violées par les surveillants. Chalamov raconte qu’au moment de sa libération, les treize personnes qui furent libérées avec lui préférèrent, plutôt que de rentrer chez elles, devenir des contractuels payés par l’administration du camp. Car, précise un de ses co-détenus, « oui le camp c’est l’enfer. Et la liberté le paradis. En liberté nous étions les derniers, ici, nous serons les premiers ». Mais, petit à petit, le système des camps soviétiques changea de nature. L’arbitraire prit le dessus et avec lui les tortures, les faux témoignages, des condamnations politiques assimilées à des crimes de droit commun, la mort pour un oui ou un non et la calomnie érigée en principe. En un mot, les camps devinrent absurdes, sans lois, principes, raisons. « Le camp est une torture » dit Chalamov « non parce que l’on vous y force à travailler, mais parce que l’on vous fait travailler pour rien. » Rien ? Casser des pierres, forer des puits, creuser un canal reliant la mer Blanche à la mer Baltique. Le travail est réduit à l’épuisement des forces physiques, mais surtout la notion de crime et celle de faute furent dénaturées par l’État lui-même. Entre la vie et la mort, le crime et l’innocence, les frontières furent sciemment brouillées. C’est ce que Chalamov découvrit aux camps de la Kolyma à partir de 1937, et qu’il voit se mettre en place, doucement, à la Vichéra en 1930. Le « travail correctif » évolua en système totalitaire.
Chalamov trouva la force de survivre dans son amour de la poésie. Il écrivit à Pasternak, pour lequel il avait une admiration sans bornes, ces mots magnifiques : « je connais des gens qui ont survécu grâce à vos vers, grâce à la perception du monde que transmettaient vos poèmes. Avez-vous jamais songé à cela ? À ces gens qui sont restés des êtres humains uniquement grâce à vos paroles, à vos dessins, à vos pensées qui les accompagnaient sans cesse ». Quand l’art triomphe de l’inhumanité, l’homme redevient lui-même.