Brochure du Prix Russophonie 2009, par Gérard Conio
Le plus beau livre du monde
Éloge des voyages insensés de Vassili Golovanov est paru dans la traduction d’Hélène Châtelain, dans la collection « Slovo » qu’elle dirige aux éditions Verdier où elle a publié, entre autres, des œuvres de Chalamov, Harms, Dombrowski et Krzyzanowski. Par son choix et par sa traduction, Hélène Châtelain introduit dans notre langue un auteur contemporain qui renoue avec la vocation spirituelle et morale de la littérature russe et se situe au même rang que ses grands prédécesseurs. Il en est de la traduction littéraire comme du jeu d’acteur. Il y a des rôles composés et des rôles incarnés. La traduction d’Hélène Châtelain est une traduction incarnée. Elle épouse le mouvement du texte, respire à son rythme, résonne à sa mesure. Plus qu’une traduction, c’est une transfusion créatrice. S’il existe, au sens large, une poétique de la traduction, on sait qu’il n’y a pas de modèle, pas de règle qu’il suffirait de suivre pour « reproduire » un original qui resterait de toute façon hors d’atteinte. Chaque texte génère sa traduction, comme chaque œuvre théâtrale ou musicale génère son interprétation, si bien que, dans la masse des solutions, des propositions, des versions, il y en aura toujours une, une seule, qui rendra inutiles les comparaisons, les analyses et les commentaires. Ici, le texte français épouse si bien la fluidité du texte russe qu’il en restitue naturellement la lame de fond, cette mélodie infinie qui embrasse tous les registres et allie sans dissonance le souffle épique et le lyrisme le plus intime. Ce préambule me servira donc d’excuse si je refuse de dissocier deux textes qui pour moi n’en font qu’un et si je considère qu’en attribuant le prix Russophonie à la traduction d’Hélène Châtelain on a salué dans un même geste la hauteur de vue, l’exigence de sens, la qualité intrinsèque de l’œuvre de Vassili Golovanov. Aussi bien, sans cette adéquation du texte français au texte russe, il aurait été peut-être difficile de passer outre à la facilité qui consiste à classer à tout prix une œuvre dans un genre défini.
On ne saurait, en effet, ranger Éloge des voyages insensés parmi les récits de voyage. Livre-somme, livre-fleuve, il relève tout autant du journal intime, de l’essai philosophique, du traité de géographie et du conte merveilleux. Mais, brassant en toute liberté des connaissances qui témoignent d’une érudition impressionnante, il les intègre dans une rêverie poétique qui embrasse et déborde les catégories du savoir. On pense à la définition que donne Armand Gatti de la poésie, comme traversée des langages. Et Golovanov s’inscrit d’emblée parmi ces « maîtres de la parole aux frontières incertaines » qui, chez Gatti, ont pour mission de transgresser les règles de la rationalité euclidienne. La traduction d’Hélène Châtelain rend immédiatement palpable cette traversée des frontières par cet accord profond avec un propos qui coïncide si parfaitement avec sa propre parole.
L’île, ce n’est pas seulement un lieu géographique, ce n’est pas seulement l’île polaire de Kolgouev, c’est d’abord un territoire mental, utopique, c’est l’île de Stevenson, de Defoe, de Jules Verne, c’est Homère, Virgile, et Melville mais aussi Thomas Moore, mais aussi Gauguin et, plus près de nous, les îles de J. Fowles et de T. Coraghessan Boyle, « qui reprend les histoires classiques du fugitif tombant dans le piège de l’île » (p. 24). Dans la progression d’un voyage qui nous transporte dans l’imaginaire de l’auteur autant que dans le Grand Nord, avant même le livre de la fuite, il y a le livre du rêve : « Quoi qu’il en soit, écrit Golovanov, c’est l’idée de l’île que j’ai aimée, bien avant d’y avoir mis le pied. » (p. 24) Certes, sans le livre le mythe de l’île serait aussi vain que tous les attributs d’une culture impuissante à sauver la vie, mais sans l’île il n’y aurait pas de livre, pas de traversée des langages, faute de point d’ancrage dans la poésie. L’île, c’est d’abord un nom : « Kolgouev, une forme possessive répondant à la question « à qui ? ». À qui appartient cette île. C’est celle de Kolgouev. Qui était ce Kolgouev ou Kolgv, on l’ignore, racine finno-ougrienne, kolk, kolga, ougol en russe, signifiant coin, terre, pays, ou encore l’extrême dernier, le cadet de la famille (p. 198). Cette île du bout du monde suscite le rêve d’un monde de beauté et de pureté, un monde désert, un monde vierge, un monde hors d’atteinte des immondices de la civilisation. Le « voyage insensé » est dicté par « une cartographie intérieure », c’est un voyage initiatique, une quête de soi-même appelée à prendre corps dans un livre : « Nous fuyons, nous fuyons, mais c’est toujours notre propre nullité que nous fuyons. Notre maladie spirituelle, cette maladie du siècle dont tant de gens témoignent qui, le plus souvent, finissent tous de la même façon, mal… Et si on décide de tout larguer, est-il possible de dépasser la fuite et de trouver, au-delà, autre chose qui ne soit pas un moins, mais un plus ? » (p. 50).
Ce voyage est une offrande que Vassili a dédiée à sa femme Guéla, qui lui a demandé cette preuve d’amour. Mais le don ne sera complet que lorsque le voyage dans l’espace triomphera du temps en se fixant dans un livre subdivisé en quatre parties elles–mêmes désignées comme autant de livres. Si « le livre de l’expédition » prend, comme il se doit, la plus grande part de cet immense monologue intérieur, il est encadré en amont par « le livre du rêve » et « le livre de la fuite » et trouve sa conclusion dans « le livre des destins ». Des annexes viennent apporter un éclairage indispensable sur l’île de Kolgouev mais surtout sur la signification d’une aventure qui fait revivre l’esprit des romans arthuriens. C’est ce qui ressort du très beau texte que Guéla consacre aux Sides, peuple légendaire de la mythologie irlandaise dont on retrouve les traits dans le roi Merlin et qui revivront dans les Siirts, ce peuple souterrain qui hante les Montagnes Bleues de l’Île.
En dépit d’un découpage apparemment linéaire, qui donne l’illusion d’une trame narrative tendue vers une fin, comme la flèche vers son but, le voyage de Golovanov forme plutôt une boucle, un cercle qui revient sans cesse sur lui-même. La parole, le verbe, le slovo, troue sans cesse la diégèse du récit, mettant en œuvre dans l’économie du livre cette victoire de l’espace sur le temps que le voyageur insensé recherche au pays des Nénets pour échapper aux compressions aliénantes du monde moderne. Ancré dans l’imaginaire et dans le mythe « le voyage insensé » nous met aux prises avec le monde d’aujourd’hui. Après avoir été un objet de rêverie, le symbole d’un ailleurs enchanté, l’Île affirme de plus en plus sa présence et finalement deviendra la maîtresse du jeu existentiel, amoureux et romanesque. Le romantisme de l’aventure refluera bientôt devant « l’ordure omniprésente » qui a envahi aussi le bout du monde. Déjà, dans Tristes tropiques, Lévy-Strauss faisait le même constat. Dans l’humanité dégradée qu’il rencontre sous le cercle polaire, Vassili se choisit pourtant des compagnons d’élection, Alik et Tolik qui viendront prêter main-forte au jeune Piotr, « le capitaine de seize ans ». Loin d’être une évasion, une échappatoire fallacieuse, l’expédition est une épreuve de force avec le réel, une épreuve qui est la preuve de fidélité exigée par la belle dame sans merci : « C’était moi qui étais allé là-bas, moi qui avais marché tout au long de cette nuit, du coucher au lever de soleil, et cela ne pouvait s’inventer à une table de café. Argument imparable. Parce que les pensées ne deviennent réelles que si elles se transforment en actes, comme les Pensées de Pascal. Pour que la culture vive, il faut qu’elle aussi se transforme en actes : alors seulement elle peut devenir essentielle. C’est à Paris que j’en ai pris à ce point conscience. » (p. 298). Le voyage intérieur n’aura de prix que s’il trouve son équivalence exacte dans l’aventure physique qui seule rendra à l’homme aliéné et esseulé le poids de la terre et sa place dans le cosmos : « Ce livre n’aurait probablement eu aucune valeur s’il avait compté moins de pas que de mots. » Rien n’est gratuit, tout se paye. La littérature, pour exister, exige son tribut de chair, de douleur. Le rêve n’est qu’un leurre qui nous renvoie à une réalité qu’aucun espace, aucune liberté ne parviendra à sauver.
La fuite n’est qu’un moyen de se donner le change, mais au bout du voyage on retrouve en pire les effets dévastateurs du cauchemar mondialisé : « Si l’on veut le fond de ma pensée, je crois que la Terre ne se porterait pas plus mal sans les hommes. Mais voilà, je n’en suis pas certain. Il se peut que sur une des planètes du système solaire, l’apparition de bipèdes s’attribuant fièrement le nom d’Homo Sapiens s’inscrive dans quelque projet cosmique divin. L’homme pourrait aussi n’être qu’une ébauche de la création. » (p. 362-363) Pris dans un cercle vicieux, puisqu’il découvre sur son île la même déchéance qu’il avait fuie dans la civilisation, « le voyageur insensé » comprend qu’il est vain désormais de croire à un salut possible, fût-ce au bout du monde. Arrivé à cette limite où l’horizon et l’espoir se referment, il est bien près de pousser le même cri que Baudelaire : « N’importe où pourvu que ce soit hors du monde ! »
En célébrant le triomphe de l’homme sur la nature, du progrès matériel sur la paix de l’âme, le communisme et la démocratie se rejoignent dans une même faillite : « Cela me pousse à croire que la question de l’homme sera bientôt résolue : il sera tellement aveuglé par le sentiment de sa propre majesté qu’il sacrifiera le monde à son profit, ne serait-ce que pour survivre.
Qu’est-ce qui est le plus précieux : la beauté et la richesse de la nature sauvage, ou le pétrole extrait de la terre ?
Comment savoir ce qui est le plus important pour ces hommes dérivant sur leur île : la formule du mouvement telle qu’elle fut jadis trouvée par leurs ancêtres, ou la formule du progrès dans laquelle ils ont été emprisonnés, de sorte qu’en une génération, en trente ans, ils se sont retrouvés mortellement piégés ? » (p. 363) La réponse est dans l’espace légendaire, archaïque, où les Siirts, ces petits hommes souterrains qui vivent dans les Montagnes Bleues, rejoignent les Sides arthuriens décrits par Guéla. Après cinq ans d’errance et d’écriture, Vassili retrouvera la femme aimée qui lui donnera « la clef de l’énigme ». Cet autre monde qu’il cherchait au bout du monde, il est en lui, en elle, en nous. Seule une frontière transparente le sépare de notre monde, celle qui réunit l’histoire et le mythe : « La frontière est un élément à part, doté de fonctions non pas protectrices mais conductrices. Voilà la clef de l’énigme, qui pourrait se révéler salutaire pour l’homme des temps modernes. Si on garde cette clef à l’esprit, il est plus facile d’accepter qu’histoire et mythe sont les parties d’un même monde, que la frontière qui les sépare est mobile et perméable, que l’espace possède des propriétés qui s’ajoutent à ses trois dimensions – il suffit de se retrouver là où éléments et temps se croisent pour comprendre que le temps n’est pas linéaire ; que l’Autre Monde nous guette à l’intérieur ou autour de notre chambre. […]Les Sides qui ont laissé d’eux un souvenir enchanté, ne sont pas autre chose qu’une frontière transparente, singulière, dotée de propriétés particulières, qu’on peut traverser dans les deux sens. Simplement, personne ne prend plus cela au sérieux. C’est à partir de tout ce qui précède que j’ai remis, cet été, au seul homme à qui je pouvais faire confiance, et qui se rendait dans les îles du Grand Nord, à la frontière des éléments, une clochette enchantée. » (p. 505)
Cette transparence entre l’histoire et le mythe n’est pas un point de vue arbitraire, mais une vision poétique du monde qui structure tout le livre. L’élan de la traduction donne toute sa cohérence à cette union des lointains, à cette proximité du divers inhérente à la traversée des langages, à la pluralité des discours, à la singularité des destins.
L’échange, la rencontre entre les Siirts et les Sides n’exclut pas toutefois une différence de tonalité perceptible dans la traduction qu’Hélène Châtelain a donnée du texte de Guéla, confirmant que l’un des principaux mérites d’une traduction est une écoute qui restitue la singularité de chaque voix au lieu d’intégrer son étrangeté dans la norme d’un usage ou d’un style.
Pierre Landry, libraire à Tulle, a exposé dans sa vitrine Éloge des voyages insensés avec cette mention : « Le plus beau livre du monde ». Cet hommage montre bien qu’en donnant une seconde vie au livre de Golovanov, la traduction d’Hélène Châtelain l’a transmis dans toute sa plénitude.