Centre national du livre, 2 octobre 2008, par Rémi Gimazane
Note de lecture
Varlam Chalamov est l’un des plus grands écrivains russes du vingtième siècle. Il n’a pourtant trouvé la place qui lui revient dans les librairies françaises qu’après la publication, en 2003, des Récits de la Kolyma, son œuvre majeure, grâce à l’admirable travail de traduction entrepris par les éditions Verdier.
Celles-ci publient cet automne La Quatrième Vologda, récit tardif de Chalamov sur son enfance et son adolescence. Vologda est une grande ville du nord de la Russie continentale, à égale distance de Pétersbourg et de Moscou. Chalamov lui associe l’épithète « quatrième » parce qu’il veut raconter la ville telle qu’elle a pris corps dans son histoire intime, et que cette Vologda subjective est le reflet de trois facettes historiques de la cité : la Vologda des peuples paysans du grand Nord, la Vologda politique, qui faillit un jour être la capitale de la Russie, et la Vologda de la relégation, de l’assignation à résidence, de l’exil intérieur. Chalamov insiste sur ce dernier aspect, en montrant combien les nombreux intellectuels relégués à Vologda par l’autorité tsariste ont imprimé à cette ville un perpétuel bouillonnement d’idées et de débats qui était comme un élixir de l’esprit de la Russie.
Tout cela, pourtant, n’est que l’arrière-plan d’un récit avant tout préoccupé de la reconstitution d’un passé individuel. Si l’Histoire n’est que trop présente dans la vie d’un garçon qui avait dix ans en 1917, elle ne figure cependant que comme un acteur secondaire, tant la figure qui domine et qui étouffe toutes ces années du jeune Chalamov est celle de son père, religieux réformiste au progressisme marqué par le modèle anglo-saxon, tyran domestique imposant ses principes à l’ensemble de sa famille, aveugle à ses échecs comme aux souffrances qu’il engendre, aveugle finalement au sens propre, les dix dernières années de sa vie, pour avoir voulu obstinément soigner son glaucome en ayant recours à des méthodes jugées novatrices.
Autour de cette figure obsédante se dessinent, pâles ou plus colorés, les portraits des autres membres de sa famille : sa mère, femme sensible et instruite, reléguée à la cuisine ; les parties de chasse ou de pêche organisées par son frère Sergueï, le fils préféré, qui mourra sur le front pendant la guerre civile ; ses sœurs, soumises à la volonté de leur père, et dont les vies malheureuses sont toutes tracées.
Dans ce contexte, la force de tempérament de Chalamov, son esprit critique, capable de juger par lui-même, semblent tenir du miracle. L’enfant sait lire et écrire à trois ans, à la grande réprobation de son père qui juge cela superflu. Il manifeste très tôt une soif maniaque de lecture et développe des stratégies habiles pour pouvoir avoir accès à des livres qui ne font pas partie du bagage restreint prescrit par son père. Il éprouve une répugnance marquée pour la chasse, refuse de tuer des animaux, alors que son père en fait le fondement des vertus viriles. Petit à petit, en contournant les principes érigés en dogmes, il parvient toujours à faire tolérer ses spécificités individuelles.
Du désespoir qui émane de ce récit d’une enfance en temps de guerre par le dernier survivant de la famille se dégage alors insensiblement un élément plus heureux, plus fondamentalement optimiste : l’histoire de la construction d’un écrivain. L’appétit vorace des livres, le goût des bibliothèques, la lecture effrénée de tous les auteurs russes, anglais ou français, le club de littérature au collège, les activités théâtrales, les premiers jeux d’écriture et de travail sur la langue à partir de petits papiers volants, tout cela constitue la seule véritable Vologda, parce que c’est la seule qui existait encore en Chalamov quand, à la fin de sa vie, il a écrit ce texte. Vers la fin du récit, il évoque très brièvement, et avec une neutralité glacée, l’existence qu’il a connue après son départ de Vologda : l’engagement politique à Moscou, le premier séjour en prison, les papiers personnels brûlés, les années dans les mines d’or de la Kolyma. Cette mise en perspective finale rend plus précieuse encore la flamme qui brillait chez l’enfant, et que le vieil homme brisé par la vie savait encore si bien entretenir.