Études, décembre 2000, par Francis Wybrands
C’est une sorte d’archéologie de ce que deviendront les camps les plus durs de « l’archipel du Goulag » que nous donne à lire la traduction de cet « antiroman » de l’auteur des Récits de Kolyma. Des témoignages sur les « chantiers » qu’allaient devenir les camps de travaux forcés instaurés en URSS durant les années 20, mais aussi une méditation sur la mémoire et sur l’histoire si prompte à oublier ceux qui en furent tout à la fois les acteurs et les victimes. Ces récits, écrits dans les années 60, après dix-sept années passées à la Kolyma, en Sibérie (de 1937 à 1954), décrivent avec minutie les mécanismes de la mise en place empirique de ce qui n’était pas encore le mode privilégié de production soviétique. Le premier texte (« La prison des Boutyrki », 1929) débute sobrement par ces mots : « J’ai été arrêté le 19 février 1929. Je considère ce jour et cette heure comme le début de ma vie sociale, ma première véritable épreuve dans des conditions très rudes » (l’auteur avait 22 ans) ; le dernier porte le même titre, mais est sous-titré 1937, date d’entrée dans les camps d’extermination par le travail en Sibérie septentrionale. Entre ces deux dates se situe l’entreprise de systématisation d’une organisation tendue vers un productivisme forcené, prêt à exploiter cyniquement les corps et les âmes de millions de citoyens. Hors tout moralisme et tout pathétisme, Chalamov opère sur sa mémoire un travail qui se veut à l’écart de toute tentation littéraire ou romanesque : il livre à nu ce qu’il a vu, éprouvé dans sa chair, ce qu’il a appris et qui pourra servir à ceux qui auront encore le courage de vouloir comprendre.