La Croix, 16 septembre 2010, par Sabine Audrerie

Éloge des libraires insensés

Parmi une foule de libraires passionnés figurent en France quelques « super-indépendants » : des personnalités fortes et généreuses, des lecteurs avant tout. Leur rencontre a valeur de voyage.

Il arrive à huit heures et sa porte reste ouverte jusqu’au soir, trois cent soixante-cinq jours par an depuis treize ans. Quand on lui demande s’il n’aimerait pas s’asseoir un peu dans son jardin, Pierre Landry répond qu’il l’a déjà fait avant, « pendant sept ans », juste après être arrivé en France. C’est à Tulle que ce Québécois a posé ses valises, avec sa femme médecin, et ouvert seul « Préférences », en 1998, une petite librairie de trente-cinq mètres carrés dans le quartier historique de la cathédrale. Sans étude de marché, sans formation préalable, sauf celle d’une vie de lectures et son expérience de patron de deux restaurants, montés eux aussi ex nihilo en Gaspésie. « On développe des choses au fil des rencontres, des gens ou des livres, comme ça, tranquillement, des sortes de bonheurs. C’est ça, le métier qu’on fait, et c’est un beau métier si on le fait comme ça. » Pierre Landry a le verbe calme et doux, l’enthousiasme communicatif.

Quiconque a un jour aperçu sa vitrine et sa silhouette s’en souvient comme d’un moment à part, les lecteurs comme les auteurs. « C’était en 2002, raconte l’écrivain Arno Bertina, j’allais en moto jusqu’en Espagne, en musardant, je ne passe pas loin de Tulle que je ne connais pas, je me dis allons voir, je marche, regarde une vitrine qui lentement me sidère, j’entre, un homme attablé avec une amie. En fait non, c’est une cliente. Il me propose un café, je regarde ses bouquins, constate que ce n’est, pas du tout de l’office, mais alors pas du tout, l’entends parler à sa cliente, vois comment il vit son job, et sur une pile par terre, j’aperçois la couverture de mon roman, Le Dehors (Actes Sud), dont il se met à me parler. Voilà, vous êtes nulle part, en balade, et vous voyez votre premier livre dans un tel lieu, avec un tel homme qui en parle aussi joliment sans savoir que vous en êtes l’auteur, c’est idiot mais j’étais fier comme quatre. » Depuis, Pierre Landry a déménagé, en 2007, dans une ancienne mercerie de soixante-dix mètres carrés, un espace mieux situé, grâce auquel il a pu reprendre souffle.

[…] Les commerciaux, ce sont avec eux que se mènent les bras de fer et se décide la survie de ces structures fragiles. Espaces restreints, goûts affirmés, les libraires indépendants doivent gérer scrupuleusement leurs stocks, refuser les cartons, se bagarrer pour obtenir des conditions favorables. Car malgré la loi sur le prix unique du livre, les libraires ne sont pas tous logés à la même enseigne : un taux de remise sur le prix d’achat leur est pratiqué par les diffuseurs, dépendant d’une liste de critères préétablis (taille des vitrines, nombre d’animations, travail du fonds, etc.). Un système qui favorise les chaînes et les grandes enseignes. Pierre Landry a résolu le problème à sa manière, unique : « Je ne fais ni offices ni retours, je paie mes fautes moi-même. »

[…] Valoriser la librairie indépendante (ce que des aides locales et ponctuelles permettent, via des organismes comme l’Adèle, le CNL, les Drac et des labels comme LIR), c’est favoriser l’existence de la diversité de l’édition, les éditeurs de petite taille y faisant 80 % de leurs ventes. La curiosité des libraires fait souvent mieux qu’une grande publicité. Ainsi, chacun met en avant ses coups de cœur, jusqu’à forger ses propres best-sellers, en vendant deux à trois cents exemplaires de ces derniers par an […]. Pierre Landry est désormais célèbre pour sa défense durable du livre de Vassili Golovanov, Éloge des voyages insensés (Verdier), dont il vend des centaines d’exemplaires chaque année. « C’est un livre que j’aime complètement. Il m’est arrivé entre les mains au bout de dix ans et je me suis dit : avec celui-là, je vais vraiment pouvoir faire quelque chose. C’est tombé sur moi, j’ai eu de la chance. C’est une merveilleuse pièce littéraire, parce qu’il touche toutes sortes de gens, des centaines de personnes qui toutes disent : ce livre était fait pour moi. » Et ils sont nombreux à pousser par hasard la porte de l’étonnante Librairie Préférences, comme Edouard Quiédeville, nouveau client des jeunes patrons d’Eurêka Street. Cette année, ce psychanalyste normand a fait un détour de deux cents kilomètres en famille sur la route de ses vacances pour revenir à Tulle, le jour de ses quarante ans. « J’ai eu le sentiment de découvrir un lieu comme je n’en avais jamais vu. Je ne connais pas de librairie avec une telle exigence. C’est unique, à plusieurs centaines de kilomètres à la ronde. C’est vraiment le lecteur qui fait le libraire et les tables de Pierre Landry parlent de ses lectures. »

« Quand j’ai bâti mon premier restaurant, « L’indépendant », raconte Pierre Landry, je ne savais pas faire cuire un œuf, littéralement. Mais je voulais un coin où je ferais un œuf comme je le voudrais, et de la soupe comme je la voudrais. Et surtout un resto où il n’y aurait pas de patates : en Amérique, vous imaginez ? », lance-t-il malicieusement. De même dans sa librairie, nommée d’après le recueil de Julien Gracq, n’entrent que les livres qu’il aime (René Char, Pierre Michon, Faulkner ou Borges, mais aussi les jeunes romanciers et les poètes). « C’est du caractère, du tempérament, et de l’expérience… On ne sert pas de fast-food au Grand Véfour. » Son secret semble venir de sa patience de lecteur et d’une présence continue, du matin au soir. « Deux heures de plus le midi, cela fait sept cents heures ouvertes par an : ce sont des possessions dont on peut se servir, alors je m’en sers, ce n’est pas taxé. Il m’arrive de vendre quatre Pléiade à huit heures et quart le lundi matin, alors on est content d’y être. Et s’il n’y a personne, alors on y est pour laver les carreaux, ou ranger, ou pour lire un beau livre. Et là aussi, tu gagnes ton temps, parce que le premier client qui entrera, tu pourras alors lui raconter une belle histoire. »