La Croix, 30 octobre 2003, par Alain Guillemoles

L’île du goulag selon Varlam Chalamov

C’est un livre d’un bloc, comme taillé dans le permafrost, cette terre gelée de Sibérie. Dans ces Récits de la Kolyma, qui paraissent pour la première fois dans leur intégralité en français, le temps ne s’écoule pas : chaque seconde est une éternité, tandis que les années de détention ne sont qu’une succession d’instants où le prisonnier joue en permanence sa survie, contraint de vivre au présent.

Le livre ressemble à cela : il est fait d’une multitude de petits tableaux, portraits, anecdotes, comme autant de croquis qu’il est impossible de classer dans une suite chronologique. Tous ont une intensité qui place ces Récits au sommet du vaste corpus de livres consacrés à la description du goulag soviétique. Au dessus même, sans doute, du récit de Soljenitsyne, Une journée d’Ivan Denissovitch qui, en comparaison, semble moins âpre. Ayant lu Soljenitsyne, Chalamov lui a d’ailleurs écrit : « Quel est donc ce chat qui se promène chez vous ? Comment ce fait il qu’on ne lui ait pas déjà coupé le cou pour le manger ? »

Les camps, Varlam Chalamov les a connus durant dix huit ans. Fils de pope, né en 1907, cet étudiant passionné de littérature est arrêté pour la première fois en 1929, pour avoir diffusé le « Testament de Lénine » (cette lettre où le chef des bolcheviks exprime ses réserves sur le choix de Staline pour lui succéder). Libéré en 1931, il est à nouveau arrêté en 1937. Accusé d’« activité contre-révolutionnaire trotskiste », il est envoyé à la Kolyma, cette région du bout de la Russie que les prisonniers considèrent comme une « île », tant ils sont sûrs, en y entrant, d’avoir basculé dans un autre monde.

À la Kolyma se trouvent des mines d’or. Le régime y est particulièrement sévère. En hiver, la température tombe à 60 °C. Le taux de mortalité des prisonniers est le plus haut de tous. « Douze mois d’hiver, le reste c’est l’été. Sois maudite, Kolyma, toi qu’on appelle la planète enchantée », dit une chanson de prisonniers. La Kolyma est le dernier cercle de l’enfer des camps. Et encore, « en enfer, on châtie les pécheurs. L’enfer est le triomphe de la justice. La Kolyma est le triomphe du mal absolu », note l’historien russe Michel Heller, dans une brillante postface.

Du goulag, Varlam Chalamov n’est revenu qu’après la mort de Staline, en 1953. Ses Récits de la Kolyma paraissent un par un en Occident, où ils parviennent clandestinement. En France, ils demeuraient épars. Le nom de Chalamov était certes déjà associé à cette peinture magistrale du goulag, mais la cohérence de ces récits n’était jamais apparue complètement. Cette lacune est réparée par cette édition dont la sortie est un événement.

On y découvre cette capacité infinie à varier les récits autour d’un même thème, de cette plume sèche, apte à peindre la réalité nue : « Les anciens se passent de thermomètre ; s’il y a du brouillard, il fait quarante degrés au dessous de zéro [ … ] Au dessous de moins cinquante, un crachat gèle en vol. Cela faisait déjà deux semaines que les crachats gelaient en vol. » Ainsi commence le récit intitulé Les Charpentiers.

Au camp, le portail est surmonté de l’inscription : « Le travail est affàire d’honneur, de gloire, de vaillance et d’héroisme » – dans les camps nazis, il était inscrit : « Le travail rend libre ». Le détenu est nourri en fonction de la norme du travail qu’il effectue. Et les normes sont élevées, ce qui fait de la faim, plus que du froid, une préoccupation constante. Dès que le détenu parvient à se procurer un peu de nourriture complémentaire, soit parce qu’il a reçu un colis, soit parce qu’il est parvenu à l’échanger, il l’avale donc, car il ne sait pas s’il sera vivant dans les heures qui viennent.
Chalamov évoque l’odeur aigre des vêtements sales. « Heureusement que les larmes n’ont pas d’odeur », écrit-il. Et puis, chacun vit dans la peur d’être dépouillé de ses maigres biens. La souffrance commune ne crée pas de solidarité. Au contraire, chacun est le bourreau de son voisin. Et c’est là le pire de l’expérience concentrationnaire : elle chasse de l’homme toute humanité.
On retrouve, dans ces Récits, les Essais sur le monde du crime – publiés à part, chez Gallimard, en 1993. Ils constituent l’un des éclairages les plus complets sur le monde des bandits russes. Où l’on voit que cet univers est une contre société parfaitement structurée, ayant ses tribunaux et ses codes, comme un reflet inversé du monde concentrationnaire soviétique. Un bandit ne doit pas travailler, il ne doit pas servir l’État sous peine de mort. Il se conduit au camp comme un caïd, qui soumet les autres prisonniers à sa loi, vivant, parfois presque « confortablement », sur le dos de ces compagnons de captivité.

Les voleurs jouent aux cartes, boivent, se racontent interminablement des histoires de voleurs et parfois s’entre tuent. Mais Chalamov ne cède jamais à la vision romantique des bandits qui habite une partie de la littérature russe. Chez lui, au contraire, tout est sec, réduit à son expression brute, comme si la dureté des conditions de vie, à la Kolyma, avait amené le narrateur à ne conserver que l’essentiel. Ici n’existent que le blanc de la neige et le noir des sapins. Ici, on est vivant ou mort. Il n’y a plus de nuances. Ce qui n’empêche pas la précision du trait.