La Liberté, 6 décembre 2008, par Alain Favarger

Cet écrivain qui venait du froid

Varlam Chalamov. De la prison au goulag, il a été enfermé vingt-deux ans par les bolcheviks. Retour sur ses années de jeunesse à Vologda, dans la matrice d’une œuvre véhémente.

Moins connu que Soljenitsyne, Chalamov (1907-1982) est le grand écrivain de l’enfer concentrationnaire soviétique. Là où depuis sa première arrestation en 1929 alors qu’il était étudiant il a passé jusqu’en 1953 plus de vingt ans de sa vie. À la suite de différentes condamnations et reconductions de peine visant à réprimer son indépendance d’esprit et son allergie au communisme. Survivant à tout, travail forcé, maigres pitances, froid extrême, promiscuité avec les truands – la perversion du système consistant à mélanger détenus de droit commun et prisonniers politiques –, il a consigné dans ses carnets la chronique de cette abjection. Adepte de la forme courte et d’un style volontiers lapidaire, il a dressé dans son livre phare, Récits de la Kolyma, traduit en Occident dans les années 1970, un inventaire implacable des limites que peut prendre l’avilissement de l’homme.

Il est intéressant de revenir aux années de jeunesse de l’auteur à travers le texte autobiographique qu’il a consacré à sa ville natale de Vologda, dans le Grand Nord russe. Un récit achevé en 1971 qui prend place aujourd’hui dans la série des œuvres complètes de l’écrivain publiées par Verdier, après une première traduction confidentielle parue au milieu des années 1980. Fils d’un pope, qui avait voyagé en Amérique et exercé son ministère dans les îles Aléoutiennes avant de se fixer définitivement en Russie, Chalamov a grandi à Vologda, une ville qui a été longtemps à l’époque des tsars une étape sur le chemin des déportés pour les îles Solovki.

Des milliers de cierges

Benjamin d’une famille de cinq enfants, le jeune Varlam vit en osmose avec le génie des lieux, dominés par la stature imposante de la cathédrale Sainte-Sophie avec ses fresques de l’école de Roublev et ses icônes devant lesquelles brûlaient des milliers de cierges. Voilà pour le décor d’une jeunesse qui résonne des légendes courant sur la ville, comme celle voulant qu’Ivan le Terrible qui la chérissait particulièrement ait eu un temps l’idée d’en faire la capitale du pays. Jusqu’au jour où lors d’une messe d’action de grâce une pierre détachée du pied d’un ange tomba sur l’orteil du souverain.

La volupté de lire

Mais Vologda, c’était aussi en hiver le théâtre de fameuses glissades populaires sur une piste glacée descendant de la colline de la cathédrale où sifflaient les luges s’envolant parfois jusque sur l’autre berge de la rivière. Dans ce cadre digne d’un tableau de Breughel évolue le garçon assez vite attiré par les livres et qui se rabat sur la Bibliothèque publique pour compenser les manques par trop flagrants de la collection paternelle. Maniaque de la lecture, Varlam dévore jour et nuit, heureux aussi qu’à la maison on n’interdise pas de lire à table. On le voit ainsi fasciné par les romans de Dumas, de Conan Doyle, et par cette « sensation voluptueuse que procure un bon livre que l’on n’a pas encore lu. »

Avec un camarade de classe tuberculeux, issu d’une famille illustre de critiques littéraires, le garçon découvre enfin la magie d’une vraie bibliothèque avec des rayonnages sans fin, des piles de livres montant jusqu’au plafond. Les deux comparses s’enflamment pour la poésie, apprennent par cœur des passages entiers de la Chanson de Roland ou de Cyrano de Bergerac, filent au théâtre assister depuis le poulailler à des représentations ou se glissent en cachette la nuit dans le cimetière d’un monastère pour humer l’air glacé et voir les étoiles.

Révolution, humiliations

Exaltations et frissons romantiques alors même que l’Histoire fait trembler depuis un moment déjà les piliers de la vieille Russie. Après le choc de la Première Guerre mondiale, c’est la révolution de février 1917, les combats passionnés du père quasi aveugle de Varlam pour défendre la foi lors des joutes oratoires et des débats organisés dans presque toutes les villes par le nouveau pouvoir pour remettre en cause les vieilles croyances. Le préadolescent est témoin du succès de son père, un excellent orateur, dont les harangues ne suffiront pas toutefois à maintenir la foi du fils.
Mais avec la révolution bolchevik, le climat vire au noir. C’est bientôt la guerre entre Rouges et Blancs, où meurt l’un des frères de Varlam cependant qu’un autre, officier de carrière, sera harcelé toute sa vie par la Tchéka pour avoir voulu revenir à la vie civile. Le livre devient alors la chronique des misères subies par les Chalamov. C’est d’abord l’oukase d’un apparatchik décrétant que Varlam, fils de pope, n’a pas droit aux études supérieures. Ce sont ensuite les pillages et les perquisitions humiliantes à répétition infligées à la famille du prêtre orthodoxe. L’obligation aussi pour elle de partager son logement avec d’autres. « Les nouveaux maîtres du monde traînaient partout leurs bottes boueuses, se bousculaient et braillaient dans nos pièces.» Tout est déjà prêt pour la suite qui aura noms goulag, zek et répression.