La Quinzaine littéraire, 16 juillet 1997, par Christian Mouze
Le retour à soi Chalamov
Il entre de nouveau dans les méandres, les grandes salles et les recoins de cette université. Il ranime pour son lecteur le feu des idées nouvelles nées de l’effondrement social et intellectuel de 1917. Ce n’est pas une étude systématique et pas vraiment une analyse. Un ensemble de brefs tableaux et un texte plus élaboré (destiné à une publication qui ne s’est pas faite), composés au début des années soixante. Il y a quelques redites et quelques erreurs, n’importe : il y a la chaleur et la spontanéité. Et ce qui l’emporte n’est pas le brouillon, l’ébauche, l’essai abandonné, mais la présence, le retour d’une voix que Chalamov ne lâche pas et se plaît à suivre. Elle dévide des souvenirs sur les années où, jeune homme, il s’efforçait de « comprendre le temps et d’y trouver [sa] place ». Non seulement de comprendre, mais d’adhérer, d’acquiescer.
Une âme pure et légère
Ce qui frappe dans ces lignes d’un premier jet, c’est leur brillance de vérité, d’abandon, de confiance. Et vérité ici n’a pas pour corollaire exactitude scientifique mais découverte, étonnement d’une âme pure et légère dégagée, elle ne sait pourquoi, du poids effrayant de la Kolyma. Chalamov ne se fie qu’à sa mémoire et à ses impressions, à sa première nature, à ses rêves reparus intacts, et peu lui chaut les méprises et les à peu près pourvu qu’il conserve ce ton d’abandonnement à sa jeunesse, pourvu qu’il garde cette saveur d’utopie, et ces doutes et ces tâtonnements intellectuels et politiques, cette confiance et ces reflux de confiance, et ces certitudes et reflux de certitude, ces premières confrontations avec la vie soviétique, celle de l’art et de l’esprit à Moscou. Ce naturel. Ce retour. Ce revoir. Cette détente de la mémoire après la longue période des camps et de l’exil.
Chalamov a partagé l’enthousiasme ouvriériste au début des années vingt. Il rêve alors de fouriérisme, de phalanstère, de commune, d’artel, de liquidation de l’analphabétisme et s’engage en usine. Il mène en même temps des études plus ou moins chaotiques, plus ou moins suffisantes, couvrant socialisme concret et bibliothèques de province jusqu’à ce jour de 1926 où il comprend qu’il fait fausse route, qu’il lui manque des bases intellectuelles, des références critiques et décide de se former à Moscou, de reprendre résolument une inclination aux livres qu’il cherchait tant à contrarier.
De son propre aveu, sa vie a toujours été partagée entre deux choses : la littérature (« j’avais l’intime conviction d’avoir mon mot à dire en littérature ») et les luttes sociales. Il songe un moment à les concilier dans le journalisme mais en arrive à la conclusion que « le journalisme contrarie l’écrivain ». Toute sa vie il se sent attiré par la poésie, mais une poésie qui « ne naît pas de la poésie », de la seule connaissance du métier (« seul le sang du poète est nécessaire »), et ne serait que versification, exercice technique (ce qu’il reproche au Lef, Novy Lef et Constructivistes), – la poésie qu’il veut est celle où, mieux que la rime, on sent le destin du poète : « La poésie naît de la vie, non de la poésie ». Ce seul critère de destin reconnu fait que pour Chalamov il n’est pas de bonne ou mauvaise poésie, mais il y a ou n’y a pas poésie tout court.
Toujours possible
Et nous suivons la promenade de Chalamov dans ces années de bouillonnement d’un monde à venir où chacun voulait comprendre que son élan et l’élan de tous ne seraient plus brisés : « À nouveau chacun considéra de son devoir de monter à la tribune, de défendre un futur qui pendant des siècles avait tant fait rêver, dans les exils comme dans les bagnes… »
Les mouvements, les groupes, les hommes (devenus célèbres ou oubliés), le théâtre rééclosent sous sa plume vagabonde, un tantinet ludique. Foin de l’ordre et du savant, et pour toute irrécusable précision la pureté d’une jeunesse miraculeusement conservée au profond de soi, de ce sentiment d’une soif intellectuelle non éteinte mais qui n’aurait plus où s’étancher que la mémoire et le révolu.
À travers ces souvenirs comme nous comprenons la distance, la distorsion entre des dirigeants politiques pour qui il s’agissait d’établir et d’affermir un pouvoir nouveau et tangible, et ces jeunes intellectuels, dont Chalamov, qui ne cherchaient qu’à respirer à jamais et à étendre à l’infini un air de liberté. Chalamov est sans doute proche des idées mencheviques mais pour des raisons de prudence son texte ne le dit pas haut. Pour lui les années vingt étaient chargées d’un avenir dont les décennies suivantes ont privé les individus et le pays. Et dans son mouvement de retour, il revoit, revit cet avenir toujours possible. Aussi ces pages de souvenirs se tournent en pages d’un espoir qui pour avoir été démenti, n’en demeure pas moins quelque part au-delà de Kolyma, au-delà de l’horreur des années trente, dans le cœur du jeune Varlam Chalamov qu’un homme vieilli, harassé, d’épreuves mais nullement dépossédé de soi, a su reconnaître.