La Quinzaine littéraire, 16 février 2008, par Christian Mouze
L’énergie de vivre et d’écrire
Ce à quoi tient l’enchantement d’Éloge des voyages insensés, c’est précisément à la vie des mots et celle-ci à la vie tout court. Vassili Golovanov participe de ce mouvement de retour à soi de la Russie, et son récit se lit aussi bien sous l’angle de l’homme déchiré qui veut se recomposer que sous celui d’un éloge de l’écriture retrouvée, sinon reconquise. « Je veux comprendre de quoi est faite une vie humaine ». Et il nous conduit à la réponse : de beauté. Nous sommes au cœur du verbe et de l’éthique russes. Mais nous savons aussi par quelles ruines et quelles ordures il faut passer. Toute la déchéance d’une petite société humaine, celle des Nenets, sur l’île arctique de Kolgouev, « gigantesque morceau de tourbe échoué sur les bancs de sable de la mer de Barents ». Détritus, débris, déchets industriels et autres, sur fond d’alcoolisme et de démission sociale, de destruction d’un mode de vie économique traditionnel, conséquence d’une collectivisation absurde et de l’interdiction non moins absurde de relations extérieures telles qu’elles se pratiquaient autrefois avec le mouillage de bateaux norvégiens ou anglais, dégénérescence des transmissions de l’expérience et du chamanisme – toute cette abjection où une population s’est vu jetée et s’est ensuite de son choix enfoncée, nourrit « l’absence de destin ». Et c’est dans cette île que Vassili Golovanov, journaliste insatisfait, vient « mourir à soi-même » pour conquérir un destin d’écriture.
Il comprend que la misère commence là où on veut continuer la misère. Il choisit la fuite de soi dans les espaces arctiques, pour y construire un homme. « Être. Mot important. » Tout nous oblige à nous obliger. Golovanov nous fait partager l’espace – tout le temps de l’espace. Ses heures, ses rythmes, ses forces, ses couleurs. Une poétique de l’espace et de l’espoir. Une science de l’effort et de la survie mentale, dans un désastre causé par l’homme. Un livre magnifique, tout ensemble étude et récit, où l’auteur nous apporte une connaissance sur la nature et une société (plutôt ce qu’il en reste), et s’apporte pied à pied une connaissance sur soi-même. Le chemin de soi passe par celui de l’autre : c’est l’effort du destin. « L’Île s’est retrouvée dans ma vie, elle l’a emplie et s’est elle-même emplie de moi ; Il fut un temps où ses toundras sans relief, que j’ai arpentées seul, pendant des heures, étaient pour moi le lieu le plus merveilleux, le plus ardemment désiré au monde. » Pour Golovanov, l’île de Kolgouev est une désespérance et « un don ».
À travers l’absurdité humaine et ce qu’elle garde malgré tout de mémoire et de savoirs, de fraîcheur et de bonté chez les individus, une boue liée de lumière, devant la nature, ou plutôt en son cœur, Golovanov arrive à la limite du langage et d’une beauté dicible qui se noue et se dénoue devant les yeux. Le lasso de l’être jeté sur un homme. « Il était inutile d’essayer de prendre une photo, de chercher à fixer ce ciel sur une pellicule pour l’emporter avec soi, tant ce ciel était immense, tant il refusait d’entrer dans nos pauvres objectifs, d’être résumé en mots, idées ou explications. Ici, il était le maître. Dans le meilleur des cas, nous en étions que les hôtes. » Aux limites du monde et du verbe. « Mais quel nom donner à l’eau des rivières, la nuit, gorgée de lumière ? » La vie devance toujours le mot. Il existe une forme de pensée qui naît de la limite de la pensée exprimée et ne devient réelle que dans l’acte d’un homme qui s’est mis en marche : jusqu’à ce que la vie surgisse devant lui. On prend alors le temps de tout. On reçoit tout. S’il se pouvait que le mal détruisît l’univers, il renaîtrait toujours d’un regard. Tel que celui de Golovanov. De quoi se plaindre ? C’est l’autre naissance.