Le Magazine littéraire, janvier 2001, par Georges Nivat
Les leçons du goulag
Plus nous découvrons Varlam Chalamov, mieux nous voyons la richesse de l’esprit, la finesse, la résistance de cet homme qui a écrit un des grands témoignages sur la fabrique d’inhumain qu’a été le XXe siècle : les Récits de la Kolyma… Fils d’un pope qui avait fait carrière comme missionnaire aux îles Aléoutiennes, élevé dans la ville de Vologda, une superbe ville du Nord de la Russie qui, du fait des très nombreux assignés à résidence que l’ancien régime y avait envoyés, était devenue une sorte d’Athènes du Nord, Varlam, né en 1907, fit ses études à Moscou au début des années vingt. Il adhéra alors à l’opposition trotskiste, puis fut arrêté en 1929, condamné en 1930, passa deux années dans un des camps du complexe pénitentiaire de Solovki, revint à Moscou en 1933 dans le cadre de la « rééducation-refonte » stalinienne, travailla alors en homme libre dans un combinat qu’il avait contribué à édifier en tant que prisonnier, publia ses premiers récits dans une revue, et fut à nouveau arrêté en 1937. Il connaît alors les camps de la mort dans la région de la Kolyma, échappe à plusieurs condamnations internes au camp, et survit jusqu’en 1953 : Staline meurt, il est libéré après un total de dix-neuf années de bagne. Il reprendra petit à petit une activité de poète, entretiendra une touchante correspondance avec Pasternak, qui l’aide comme il peut, mourra dans un hospice pour vieux après avoir dû renier ses Récits de la Kolyma qui avaient paru en « samizdat », c’est-à-dire à l’étranger. Lorsque Michel Heller publia en 1978 ces extraordinaires récits de la mort, de la chute libre de l’homme dans l’inhumain, il était très difficile de savoir qui en était l’auteur : Chalamov, vieilli, apeuré, se tassait dans son hospice – où il mourut en 1982 –, mais il savait que sa mission était accomplie : autant que Soljenitsyne, et très différemment de lui, il avait témoigné sur la fabrique d’inhumain, et ces petites nouvelles qui ont la concision pouchkinienne et nous entraînent dans un bagne où l’âme gèle plus vite que les crachats par moins cinquante étaient appelées à rester comme un des monuments littéraires du siècle. Quel étonnement, au fil des publications, de découvrir en ce Chalamov un homme raffiné, utopique, enthousiaste, dont les chroniques sur la « Quatrième Vologda » (celle des assignés à résidence), sur le Moscou des années vingt, les correspondances avec Pasternak, Nadejda Mandelstam, Alexandre Soljenitsyne et d’autres encore sont passionnantes. Il se voulait poète, alors qu’il restera comme prosateur de l’enfer du Goulag, il y avait en lui une tendance à la graphomanie, mais quelle sagesse naïve traverse toutes ses réflexions ! « Tout dans la poésie est beaucoup plus vital que l’on ne croyait dans la jeunesse. La poésie n’a jamais été que l’affaire de l’âge mûr », écrivait-il à la veuve du poète Mandelstam. Et pas seulement parce que la sagesse vient avec l’âge mûr, mais parce que le destin s’insère dans la poésie, la vraie.
C’est une sorte de poésie du destin qui s’est installée dans cet homme resté pourtant juvénile jusqu’au bout. Et le dernier en date des textes que nous découvrons de lui, ce Vichéra qui est le nom d’un camp du complexe des Solovki où il fut incarcéré à la fin des années vingt nous fait en grande partie découvrir la jeunesse de Chalamov : encore naïf et obstiné enthousiaste de la révolution, mais lié à l’opposition, et ne se rendant pas encore tout à fait compte que c’en est fini, que le pouvoir tyrannique de Staline a kidnappé à tout jamais la révolution. Mais personne ne s’en rendait compte à fond, et même au camp, les autorités favorisent ce jeune enthousiaste, qui collabore avec elles, se donne à la tâche de fonder un complexe chimique dans le grand Nord, mais refuse de témoigner contre sa conscience quand la Tchéka monte une affaire contre l’ingénieur principal. Pourtant l’héroïsme doit se faire tout petit et Chalamov comprend après le supplice du gel qui lui est infligé pour être intervenu pour sauver un détenu sauvagement rossé qu’il y a des limites à la compassion dans cet univers dont la férocité est encore dans l’enfance.
Et ce jeune cabochard, ce rêveur, indomptable et à moitié dompté, apprendra plus tard les lois d’airain du goulag entré dans son « âge d’adulte ». Les constructeurs de chaos doivent plus tard y périr eux-mêmes, c’est la loi d’airain du monde stalinien, confirmée tout au long des années de bagne de ce jeune. Car eux n’ont pas de résistance intérieure. Chalamov, lui, s’exerçait en secret à une auto-affirmation enfantine mais qui le sauva. Comme le disait une anecdote de l’époque, en se rasant et en se regardant dans le miroir tout homme pouvait se dire le matin : « L’un de nous deux est un traître ». Chalamov nous parle de ces deux moitiés de lui-même avec une sincérité touchante. Dans ce duel avec le double traître de chaque homme, il réussit à briser en lui l’esclavage accepté sur quoi est bâti le Goulag, et toute l’URSS (petite et grande zone, disait-on…).
Pour l’histoire du régime soviétique, ce petit livre est important : il nous fournit des précisions sur ce que fut le système stalinien de la refonte de l’homme – une comptabilité minutieuse de l’accomplissement de la norme, et un système où « les détenus n’ont qu’à se dévorer eux-mêmes, se distribuer les corvées, se contrôler, fixer et accomplir eux-mêmes les tâches ». La refonte du Biélomor kanal a entraîné une effroyable corruption des âmes. Et la comparaison avec les visites enthousiastes des occidentaux en URSS, ce pays de l’utopie, est une des plus extraordinaires leçons d’histoire qui soit.
Vichéra n’est pas un texte achevé, c’est un brouillon, on y trouve des redites, on est loin de la perfection glaçante des Récits de la Kolyma, mais il vaut la peine de mieux comprendre Chalamov, et de regarder la naissance du système par ses yeux d’enfant cabochard et généreux.