Le Matricule des anges, 20 novembre 1995, par Éric Naulleau
Avec mon pire souvenir
Varlam Chalamov (1907-1982) restera dans ce siècle comme l’auteur du chef-d’œuvre de la « littérature concentrationnaire » et peut-être de la littérature tout court : les Récits de Kolyma (La Découverte/Fayard 1986). Pour y évoquer ses dix-sept années passées au cœur même de l’enfer stalinien – les mines d’or du Grand Nord soviétique – l’enfant de Vologda usa d’une encre indélébile, toutes les humeurs de son corps mêlées au permafrost sibérien.
Ces « dialogues à une voix », ainsi qu’on pourrait les désigner puisque Soljenitsyne n’a pas autorisé la publication de ses réponses, s’ouvrent sur une longue lettre de novembre 1962 à propos d’Une journée d’Ivan Denissovitch, tout juste paru dans la revue Novy Mir, où Chalamov ne se contente pas d’analyser avec sensibilité et pertinence les qualités – mais aussi les lacunes – de cette longue nouvelle. Son commentaire lui fournit en outre l’opportunité d’une description du système de répression communiste, qu’il connaît – et pour cause ! – jusque dans ses moindres détails, comme en témoignent certaines précisions inédites sur les travaux forcés : « En 1938, on ne tenait compte du thermomètre que lorsqu’il descendait à moins 56, de 1939 à 1947 à moins 52 et après 1952 à moins 46 » ou encore : « partout et de tous temps ce furent les Lettons, les Lituaniens et les Estoniens qui furent réduits le plus rapidement à l’état de crevards, à cause de leur taille […].»
Dans la suite, Chalamov ne néglige aucune occasion de réaffirmer des convictions déjà exprimées dans les Récits de Kolyma, à commencer par la nature absolument négative de l’expérience concentrationnaire, ce qui détermine bien entendu un irréductible clivage notamment avec l’auteur du Pavillon des cancéreux. De même, avec plusieurs longueurs d’avance sur ses confrères occidentaux, il frappe à nouveau d’inanité la vision romantique de la pègre – systématiquement utilisée comme auxiliaire de la chiourme dans les camps soviétiques. Il s’agit de prendre note que « le roman est mort » afin de créer « une prose où n’entreraient ni descriptions ni caractères, ni portraits, ni développement… une prose ressentie comme un document » car « le lecteur qui a vécu Hiroshima, les chambres à gaz d’Auschwitz, les camps de concentration, qui a été le témoin de la guerre verra dans toute fiction une offense. » « Vous êtes pour moi le juge suprême », écrit Varlam Chalamov à Nadejda Mandelstam, veuve du poète Ossip Mandelstam, mort en déportation, et elle-même auteur d’une trilogie autobiographique : Contre tout espoir, (Gallimard 1972-1975). Liés par une estime réciproque, les deux épistoliers échangent des appréciations dénuées de complaisance sur leurs œuvres respectives, tout en évoquant au passage plus d’un siècle de littérature russe, depuis Nicolas Nakrassov jusqu’à Iossif Brodski en passant par Ilf et Petrov. Le ton chaleureux de ces missives ne saurait dissimuler que Chalamov est un homme de plus en plus isolé. Il rappelle à plusieurs reprises qu’en dépit du dégel krouchtchévien, ses écrits demeurent interdits de publication, tandis que l’exigence radicale de ses convictions artistiques suscite des tensions déjà perceptibles avec ses correspondants.
Les lettres de Chalamov évoquent autant de bouteilles à la mer venues d’un autre monde. Sans doute parce que leur expéditeur était avant tout un citoyen d’adoption d’une terrible patrie, la Kolyma, un pays dont on réchappait parfois, mais d’où l’on ne revenait jamais.