Le Monde, 4 avril 1997, par Marion Van Renterghem
Chalamov inédit
En 1962, lorsque Varlam Chalamov écrit, un peu en désordre et à la demande d’un éditeur, les deux textes réunis par Verdier sous le titre Les Années vingt, il a déjà connu le fond du désespoir, la limite de l’inhumain. On ne relira jamais assez ses admirables Récits de Kolyma œuvre littéraire majeure et témoignage essentiel de la barbarie du XXe siècle. À lui seul, le destin de Chalamov est édifiant : arrêté une première fois en 1929, il purge trois années de peine dans l’Oural avant d’être envoyé pour quatorze ans dans les camps soviétiques de Kolyma, les plus cruels du Goulag sibérien, dont on ne revenait pas. Chalamov, lui, en est revenu. Mais quand il rentre à Moscou en 1954, après une absence de dix-sept ans c’est pour se faire chasser par sa femme et par sa fille, qui l’accuse d’être « un ennemi du peuple ». Et pour mourir à soixante-quinze ans en 1982, après quelques années de répit, dans l’asile psychiatrique où on l’avait entraîné de force. Aveugle, sourd, impassible, il avait pris instinctivement les habitudes apprises en Kolyma, cachant sa nourriture sous son oreiller.
Au cours de cette vie embarquée au fin fond de l’horreur qu’il appelait « l’expérience souterraine » Chalamov a connu, peut-être en tout et pour tout, cinq années convenables : de son arrivée à Moscou, en 1924, à sa première arrestation en 1929. Cinq années porteuses d’espoir d’un monde nouveau, de fièvre post-révolutionnaire, d’ébullition politique et culturelle. Il y revient avec une simplicité immédiate, jouant le jeu d’une évocation non rétrospective faisant abstraction du destin à venir, malgré quelques digressions vers les années ultérieures conscient de participer « à une immense bataille perdue d’avance pour changer véritablement la vie ».
La première partie des « cahiers » de Chalamov, également publiés par Verdier (Tout ou rien, Verdier, 1995), est un manifeste de l’œuvre d’art contre tout didactisme, rendu caduc par une civilisation n’ayant édifié que ses propres débris. « Le Cahier II » que sont ces Années vingt, rédigé sans construction préalable, au fur et à mesure que les souvenirs reviennent, fait apparaître pêle-mêle et sans y consacrer d’analyse véritable les rêves de la « culture prolétarienne » les relations de l’intelligentsia et du pouvoir bolchevik, les nombreux mouvements artistiques révolutionnaires – théâtre des « Blouses bleues », constructivisme, Lef (Front gauche de l’art), fondé autour de Maïakovski, Pasternak ou Eisenstein –, véritable « chaudron en ébullition » vécu dans l’enthousiasme des querelles artistiques.
« Nous voulons vivre »
De ces Années vingt, le plus saisissant est la manière dont peut prendre place dans le destin de Varlam Chalamov non seulement cette fugitive période heureuse, mais le fait même de son évocation rétrospective. « Qui eût pu dire, dans les années vingt, quelles seraient les épreuves réservées à chacun. Avec mon ami, j’ai arpenté plus d’une nuit les rues tortueuses de Moscou, m’efforçant de comprendre le temps et d’y trouver ma place. Car nous ne voulions pas seulement faire de la poésie, nous voulions agir, nous voulions vivre. » Ainsi finissent Les Années vingt souvenirs timides d’un appel formulé « contre tout espoir », selon les termes de son amie Nadejda Mandelstam, et déjà écrasés par le destin.