Libération, 4 septembre 2003, par Jean-Pierre Thibaudat
Première traduction intégrale du grand œuvre de Chalamov sur le pire des Goulags.
C’est l’histoire d’un gant. En peau. Humaine. 1943, Varlam Chalamov n’en finissait pas de purger peine sur peine dans la Kolyma, cette région extrême, à l’est de la Russie où « douze mois par an c’est l’hiver, le reste c’est l’été ». L’hiver aussi est extrême. Dans les camps soviétiques de la Kolyma, mines d’or ou chantiers forestiers, les « crevards » travaillent par moins 40° C et plus. Ce n’est que vers moins 56° C (« à moins 55°, c’est un jour ouvrable ») que la direction des camps laisse les crevards végéter dans les tentes ou des baraquements au demeurant mal chauffés. Froid ou pas, la faim règne. « Une faim dévorante, persistante, que rien ne pouvait assouvir », qui ne laisse pas grand-chose entre la peau et les os. À la fin de sa vie, dans un hospice, Chalamov cachait sous son oreiller la nourriture qu’on lui apportait.
Après dix-sept années de camp, Chalamov était alors dans un piteux état : ulcères causés par le scorbut lequel avait déchaussé aussi plus d’une dent, doigts qui suppurent à cause des gelures, chancres aux jambes. Et maintenant sa peau qui « se détachait comme une écale ». Un gant glisse de sa main, fait de la peau morte d’un mort vivant. « Même les empreintes digitales de ce gant mort sont identiques à celles du gant vivant qui, en cet instant, tient le crayon, écrit-il presque trente ans plus tard. Mais la peau qui a repoussé, cette peau neuve, ces muscles sur mes os, ont-ils vraiment le droit d’écrire ? S’ils le font, que ce soient les mots qu’aurait pu tracer l’autre gant, celui de la Kolyma, le gant du forçat à la paume calleuse entamée jusqu’au sang par la rivelaine, aux doigts crispés sur le manche de la pelle. Seulement cette main-là n’aurait pas écrit ce récit. Ces doigts-là sont incapables de se déplier pour prendre la plume et raconter leur histoire. Le feu de ma peau neuve, flamme rose du chandelier à dix branches de mes mains gelées, n’est-ce pas un miracle ? » C’en est un.
« Le Gant » est l’un des récits les plus troublants jamais écrits par Varlam Chalamov. On le découvre en traduction française. Comme tous ceux (sauf un) qui constituent le sixième et ultime recueil (auquel « Le Gant » donne son nom) des Récits de la Kolyma, lesquels paraissent enfin dans l’ordre et l’orchestration voulus par Chalamov. Luba Jurgenson, qui a été le maître d’œuvre de cette édition, publie également L’Expérience concentrationnaire est-elle dicible ?, un essai comparatif où l’écriture de Chalamov voisine avec celles de Primo Levi, Robert Antelme, Imre Kertesz, Charlotte Delbo et autres. Elle détaille savamment cette généalogie difficile du dire des rescapés, explore le camp comme monde détaché du monde ayant ses propres lois, analyse la langue de ces livres qui font vaciller les normes du récit littéraire.
Cependant, dans sa postface (posthume) aux Récits de la Kolyma, Michel Heller, avec raison, insiste sur ce qui sépare les camps nazis du Goulag. Certes, l’enfer est commun, la mort également probable, mais la Kolyma est d’abord une entreprise soviétique, « une gigantesque économie d’esclaves » qui travaillent à la dure « gratuitement » et surtout qui ne savent pas pourquoi on les a condamnés à mourir. « Pour quoi ? Est une question qui ne se pose pas dans les rapports entre un homme et un État » (soviétique) écrit Chalamov (« Triangulation de classe III », autre récit inédit). L’homme de la Kolyma (le pire des Goulags) est moins qu’un homme (« deux semaines, c’est très exactement le temps qu’il faut pour transformer un homme valide en crevard »), moins qu’une bête, moins qu’une brouette (outil de travail auquel Chalamov consacre deux extraordinaires récits que l’on découvre eux aussi). « Prévoir sa vie plus d’un jour à l’avance n’avait aucun sens, écrit-il encore dans « Le Gant ». La notion même de sens est sans doute inconcevable dans cet univers fantastique. Cette solution (vivre au jour le jour), ce n’était pas le cerveau qui l’avait trouvée, mais une sorte d’instinct animal propre aux détenus, l’instinct des muscles. »
La Kolyma bafoue les quatre besoins fondamentaux de l’homme définis par Thomas More note Chalamov : la faim (« il n’y a pas de pommes de terre à la Kolyma »), le besoin sexuel (il cite cette « plaisanterie classique » des chefs de camp : « tu ne reverras plus jamais un con vivant de ta vie ! »), uriner (« où est-il le plaisir d’uriner, quand l’urine de tes voisins des châlits supérieurs te coule sur la figure », la faim entraînant l’incontinence), déféquer (un crevard ne défèque que tous les cinq jours, Chalamov y revient dans plusieurs récits). Dans les « Nuits athéniennes » (clin d’œil à Pouchkine auteur des Nuits égyptiennes), récit traduit pour la première fois, Chalamov ajoute un cinquième besoin : « le besoin de poésie ». Après avoir frôlé la mort plusieurs fois et être resté vivant « par hasard », après n’avoir « vu ni livres, ni journaux pendant de longues années » et s’être alors contenté « d’une vingtaine de mots » dont « la moitié était des injures », Chalamov est toujours un crevard, mais son sort s’est amélioré (il travaille dans un hôpital de la Kolyma) et la poésie revient. Avec des « collèges d’enfer », il s’adonne à des « nuits poétiques » où chacun récite les vers de poètes aimés. C’est par la poésie qu’il reviendra à l’écriture dans ces dernières années de camp moins inhumaines, écrivant sur des cahiers au papier jaune offerts par un mouchard.
1953. Mort de Staline. Chalamov quitte la Kolyma. Sur le chemin qui le ramène en train vers « la Grande terre », à Irkoutsk, il voit le spectacle habituel d’une gare russe, un spectacle oublié. « Je fus épouvanté par cette terrible force humaine : le désir et la capacité d’oubli. Je me rendis compte que j’étais prêt à tout oublier, à rayer ces vingt années de ma vie. Et quelles années ! Et, en le comprenant, je remportai une victoire sur moi-même. Je savais que je ne laisserai pas ma mémoire effacer tout ce que j’avais connu. Je me calmai et m’endormis. » Á Kalinine (aujourd’hui Tver), travaillant dans une usine de tourbe, il se met aux Récits. 1956, il est réhabilité.
Si on publie un peu sa poésie, ses récits ne paraissent que dans le samizdat. Au gré des opportunités. C’est par ce biais qu’ils parviennent à l’étranger. En France, Maurice Nadeau est le premier à publier un ensemble sous le titre Récits de Kolyma, en 1969. Maspero prend le relais à partir de 1980, publiant quatre volumes avec une préface d’Andreï Siniavski (« il (Chalamov) écrit comme s’il était mort »), le tout étant repris en 1986 par les Éditions de la Découverte/Fayard avec une postface de Nicolas Miletitch qui raconte la fin tragique de Chalamov quatre ans plus tôt. Suivront en 1993 chez Gallimard les Essais sur le monde du crime (en fait le troisième recueil desRécits de la Kolyma), seul ouvrage cohérent. Ces éditions sont bien sûr précieuses mais arbitraires. Les récits sont empilés un peu au hasard, les titres des recueils, quand ils existent, sont souvent ajoutés par les éditeurs. Michel Heller compare ces éditions à un tableau de Rembrandt déchiré dont on aurait exposé ici et là les morceaux. Certes, la puissance de l’écriture qui renvoie dans les cordes celle souvent bavarde de Soljenitsyne (l’arbre d’Une journée d’Ivan Denissovitch cachera et cache encore la forêt des Récits) éclate, on reconnaît la patte d’un Rembrandt et Chalamov devient un mot de passe pour un cercle de lecteurs toujours plus grand. Mais on ne lui reconnaît pas sa juste place : l’une des premières du XXe siècle. Une sorte de miroir renversé et cassé de Proust (l’un de ses récits a pour titre « Marcel Proust », il dit y avoir été « terrassé » par Guermantes, le labeur de la mémoire est leur bien commun), un Pouchkine revu et corrigé par les camps, un pionnier d’une littérature non littéraire : « Ma prose n’est pas un document, elle est le prix de la souffrance en document. »
Cette première édition complète et probablement définitive des Récits de la Kolyma (saluons le travail de l’éditeur qui livre un ouvrage soigné) reprend celle mise au point et éditée à Moscou par Irina Sirotinskaïa. Amie de Chalamov (il lui a dédié le dernier recueil des Récits), elle est l’exécutrice testamentaire des écrits qu’il lui a confiés (au demeurant, elle travaille aux archives littéraires de Moscou). Sirotinskaïa ne fait pas l’unanimité chez les anciens (et rares) amis de l’auteur, mais, avant sa mort, c’est avec elle qu’il semble avoir mis au point cette version définitive « où Chalamov déplace certains textes pour jouer avec la chronologie et dynamiter l’ensemble », juge Luba Jurgenson. Après la disparition de Chalamov, Sirotinskaïa a effectué un énorme travail en achevant de déchiffrer ses carnets – des cahiers d’écolier –, une tâche ingrate : de calligraphiée son écriture était devenue presque illisible. Des carnets écrits le plus souvent au crayon et des récits giflés d’un coup, sans ratures : « Il est fondamental de conserver le premier jet. La correction est inadmissible », note Chalamov dans Tout ou rien. Il ne fanfaronne pas.
Ainsi le puzzle est reconstitué et, au-delà du document, du témoignage, apparaît une œuvre très construite, avec des jeux de correspondances, d’échos, de doubles, de systèmes répétitifs. Six recueils qui sont comme autant de chants (Chalamov parle d’« un seul et même système musical » dont lui seul connaîtrait les règles) d’un même cri infini. Ultérieurement, dans un de ses textes sur la prose, Chalamov dira que la « pureté de ton » des Récits lui a été suggéré par des peintres comme Gauguin et Van Gogh. En le forçant à décrire « le comportement et la psychologie d’un homme réduit à l’animal », la Kolyma, « une expérience intégralement négative » l’oblige à une « nouvelle prose », faite de laconisme, rétive à tout superflu.
Chacun des six chants dont les récits sont comme autant de fugues, s’ouvre par un récit-envoi dont l’écriture est le motif plus ou moins métaphorique. Ainsi le bref « Sur la neige » qui entame le premier chant (le chemin d’une route dans la neige vierge est fait par des pas qui se posent les uns à côté des autres, « et non dans les traces d’autrui »), récit qui fait écho au « Sentier », premier récit du cinquième chant, etc. Et, pour finir, « Le Gant », premier récit du dernier chant : « Où es-tu à présent, toi, mon défi au temps, mon gant de chevalier lancé sur la neige au visage de glace de Kolyma, en 1943 ? » L’autre gant, en forme de main, écrira, éperdument, dans la perte du gant resté là-bas. À la recherche du gant perdu. Un voyage au bout du gouffre. C’est une main colossale. La fille d’une de ses amies qui l’a serrée à son retour des camps se souvient d’« une énorme main à la peau rêche ».