Page des libraires, septembre 2004, par Raya Baudinet
Varlam Chalamov
Témoin d’exception, Varlam Chalamov (1907-1982) aura passé presque dix-neuf ans en captivité ; d’abord à la Vichéra, puis dans un autre grand nulle part de la Sibérie orientale : au camp dit de la Kolyma, du nom du fleuve qui coule à proximité, et dont Staline exploita la richesse aurifère. Condamné selon l’article 58 du code pénal soviétique pour activités contre-révolutionnaires trotskistes, Chalamov est victime, à partir de 1937, de la deuxième vague de purges staliniennes. Déporté sur la planète goulag, il survit miraculeusement à une addition sinistre : climat glacial, famine, travaux forcés, maladies… Le tout scrupuleusement orchestré et planifié par une administration russe qui, au gré de fausses accusations, reporte sans cesse sa libération. Ce qui le sauve : sa robustesse, et une certaine forme de chance qui veut qu’on l’enrôle comme médecin auxiliaire à la Kolyma en 1946, ce qui lui permet d’échapper de peu à la mort par épuisement. À sa sortie des camps, il revient sur cette expérience à travers des récits bruts et concis écrits çà et là, sur de petits bouts de papier. Longtemps dissimulés aux autorités, ces fragments sont édités pour la première fois dans leur intégralité par les éditions Verdier. On retrouve dans cette version parfaitement retraduite et annotée la maîtrise narrative du grand écrivain qu’est Chalamov. La description de ces détenus attachés éperdument à la journée qu’ils sont en train de vivre, transformés rapidement en « crevards » puis en énièmes cadavres, n’a pas d’équivalent dans la justesse et l’équilibre. Cette souffrance a-t-elle servi à quelque chose, s’interroge l’écrivain ? Peut-être à rien, sauf à s’approcher au plus près de ce que c’est qu’être un homme : « Je savais que tout homme, ici, avait son dernier recours : la chose la plus importante. Ce qui l’aidait à vivre, à s’accrocher à la vie qu’on s’efforçait à nous ôter avec tant de persévérance et d’opiniâtreté. » Pour certains, ce sera la messe dite au milieu d’une forêt, pour d’autres des vers. Comme dans cette reconstitution de l’agonie du poète Ossip Mandelstam, redécouvrant à l’instant de mourir la puissance de vie contenue dans tout poème.
Chalamov définit le travail de remémoration qu’il est en train d’accomplir en ces tenues : « Se souvenir du bien pendant 100 ans, et du mal pendant 200 ans. » Phrase superbe, à laquelle on pourrait ajouter : afin de se prémunir de son retour pour l’éternité.